Je n’ai pas attendu Steve Keen pour être persuadé que la théorie économique néoclassique, celle enseignée dans les manuels, est une vaste fumisterie. D’autres me l’avaient déjà fait comprendre comme par exemple, Bernard Guerrien dans « L’illusion économique » ou Jean-Baptise Bersac dans « Devises – L’irrésistible émergence de la monnaie ». L’originalité de Keen et son grand mérite sont de prouver cet état de fait en retournant la théorie contre elle-même et en montrant que les résultats auxquels elle devrait aboutir, si les démonstrations étaient poussées jusqu’à leur terme de manière rigoureuse, sont soit absurdes, soit différents de ceux qui sont communément admis. Citons, en vrac et sans nous attarder, la courbe d’offre qui n’existe tout simplement pas, les rendements marginaux qui sont constants plutôt que décroissants, le fait que c’est la distribution du revenu qui détermine les prix et non l’inverse, que la loi de Say est correcte dans une économie de production de marchandises mais invalide dans une économie capitaliste, que la macro ne dérive pas de la micro, que le rôle du crédit n’est pas négligeable dans une économie capitaliste et surtout que dans ce type d’économie c’est le déséquilibre qui est la règle générale comme l’avaient bien compris Marx, Schumpeter, Keynes et Minsky, contrairement à Walras. Signalons au passage que si l’intérêt du livre est indéniable, celui-ci n’est pas forcément toujours facile à lire et s’adresse, selon moi, prioritairement à des universitaires.
Un autre aspect remarquable de cet ouvrage est qu’il établit clairement que de nombreux économistes néoclassiques ne sont pas dupes des limites de leur "science" mais qu’ils préfèrent fermer les yeux sur ses graves défauts. Les raisons à cela sont nombreuses et échappent parfois au sens commun. L’une d’entre elle est que, selon Keen, « les économistes néoclassiques ne comprennent pas l’économie néoclassique », ils font preuve d’ « une ignorance profonde des fondations réelles de leur propre théorie », faisant simplement confiance à ce que racontent les manuels. Et face au choix entre une théorie irréaliste ou pas de théorie du tout, ils optent pour la théorie en se reposant sur « l’échappatoire méthodologique de Milton Friedman, selon qui l’irréalisme des hypothèses n’est pas important en lui-même. Ce qui compte est que les implications ne soient pas profondément incohérentes avec le comportement observé » !
Après ce démontage en règle de la théorie néoclassique, Steve Keen nous expose les prémisses de sa propre théorie qui, on le comprend, devrait faire l’objet de son prochain ouvrage. Il soutient que «l’effondrement de la demande financée par la dette a été la cause tant de la Grande Dépression que de la Grande Récession ». Il accorde donc une importance capitale au rôle de la dette privée : « la clé pour se prémunir des dépressions réside dans la prévention de l’explosion du ratio dette privé sur PIB ». Il s’appuie sur Minsky pour produire des modèles prenant en compte l’instabilité financière intrinsèque du système et intégrant le rôle endogène de la monnaie, modèles cohérents avec son argument selon lequel « la demande est la somme du revenu et de la variation de la dette ». Il souligne au passage la capacité des banques à créer de la monnaie « à partir de rien » ce qui lui fait dire qu’ « il est peu judicieux de laisser au secteur financier la gestion du niveau de création des dettes ». A ce sujet, je dois admettre que les mesures qu’il propose pour contrôler le niveau d’endettement – limitation de la durée de vie des actions et limitation du levier sur les revenus de propriété – ne m’ont pas vraiment convaincu.

Pour conclure, comme l’écrit Keen, « Il n’existe pas de théorie de remplacement complète et prête à l’emploi ». Notamment pas du côté de Marx auquel l’auteur consacre un chapitre entier pour démontrer que « la théorie de la valeur travail est intrinsèquement incohérente, et peut-être même plus défectueuse que la théorie économique conventionnelle elle-même ».Tout reste donc à faire à partir des alternatives en cours de développement, en espérant qu’elles connaitront un meilleur sort que la théorie développée en son temps par Keynes que les néoclassiques ont prétendu intégrer pour mieux la vider de son  sens et éviter ainsi un changement de paradigme. L’utilisation des mathématiques – les bonnes – et des simulations informatiques devrait permettre la construction d’une alternative solide.