Venons en maintenant au contenu. Lordon l’annonce d’emblée dans l’introduction, ce dont nous avons besoin pour sortir de la situation désastreuse dans laquelle nous nous trouvons c’est d’une "nouvelle donne" et d’une force politique – inexistante actuellement – pour la mettre en œuvre, qui aurait perçu le caractère historique du moment et l’état de révolte – sinon révolutionnaire – de  la société.  Car ne nous y trompons pas, cela se ressent tout au long de l’ouvrage: F.Lordon est un homme en colère, écœuré par les turpitudes du capitalisme et du monde de la finance. S’il n’appelle pas franchement à l’insurrection, il constate cependant que le niveau d’exaspération de la société a atteint un seuil critique et il s’étonne d’une certaine manière que la révolution n’ait pas encore eu lieu. Il ne croit pas à "une Pentecôte morale qui verrait la vertu de modération, tel l’Esprit saint, descendre sur les capitalistes" et arrive donc à la conclusion logique que seule l’épreuve de force permettra d’envisager des possibilités de changement. La question que l’on peut alors légitimement se poser est quelle forme cette épreuve de force doit-elle prendre ? Faudra-t-il sortir les fusils et les barres de fer comme en Argentine en 2001 ?

Dans le premier chapitre de l’ouvrage, Lordon dénonce l’un des maux récurent de notre époque, à savoir l’impérieuse nécessité de désigner des responsables lorsque survient une crise. Si cette étape s’avère nécessaire à un moment donné, elle n’est pas prioritaire car elle peut occulter la mise à jour des causes réelles qui ont engendré la situation critique. Dans le cas particulier de la crise économique, ce sont les structures mises en place qui en sont à l’origine car elles ont déterminé les comportements des différents acteurs : "Il faut impérativement détourner le regard des individus, réputés seuls auteurs de leurs actes et de leurs désirs pour apercevoir que ce sont les structures qui configurent, on pourrait même dire définissent, les intérêts des agents et fixent la marge de manœuvre qui leur est accordée pour les poursuivre". Une fois que la question des structures – "celles de la libéralisation internationale des marchés de capitaux comme celles, plus généralement, de ce qu’on nomme par raccourci la mondialisation" – a été correctement posée, on peut alors s’attaquer aux responsables qui ont mis en place ces structures. Et là, le constat est sans appel, ce sont les Etats qui ont été à l’œuvre avec, dans le rôle de grands architectes en France, les socialistes. On ne s’attardera pas ici sur le démontage en règle proposé par l’auteur, du rôle des responsables socialistes – Rocard et Delors en tête –, de la complicité coupable des éditorialistes passés maitre dans l’art de retourner leur veste, et de celui des experts, tout ces "gardiens de la structure" dont la responsabilité "n’est pas moindre que celle de ses architectes". Il faut lire dans le texte la prose de l’auteur pour en apprécier toute la saveur à sa juste valeur.

Dans le chapitre suivant, Lordon part du constat historique que "le déchaînement sans frein de la pulsion d’accumulation ravage les sociétés". Il met aussi en évidence la grande résurgence des inégalités qui s’appuie sur des conceptions quelque peu biaisées des notions de compétence et de mérite surtout lorsque l’on constate que "Nulle part il n’y a de mètre-étalon objectif du mérite, qu’il soit moral ou « contributiviste », mais seulement des processus de pouvoir qui règlent des partages inégaux". Se pose alors la question de la nécessaire limitation des rémunérations des traders, banquiers et grands patrons regroupés sous le vocable de "compétents", mais qui aurait pour conséquence potentielle, leur fuite vers des cieux plus cléments. Chiche, nous dit Lordon qui démontre que, cela serait-il le cas, et en supposant qu’ils trouvent à s’employer ailleurs – hypothèse hasardeuse compte tenu du contexte économique peu favorable – nous n’aurions pas vraiment à nous en plaindre vue  "l’énormité du désastre dont ils ont été les fauteurs" et du fait que les candidats potentiels pour les remplacer ne manqueront pas.

Lordon s’attaque ensuite au cœur du capitalisme, le système bancaire. Il nous explique pourquoi la nationalisation de ce système s’avère nécessaire. Malgré les milliards injectés par l’Etat, les banques se montrent extrêmement prudentes quand il s’agit de prêter, par crainte d’avoir à faire face à de nouvelles mauvaises créances. Cette réticence entraîne des difficultés supplémentaires pour les acteurs économiques, créant ainsi un cercle vicieux par lequel la récession s’auto entretient.  Apparait alors ce que Lordon qualifie de "problème par excellence" des économies de marché, à savoir l’absence de toute coordination. En effet, "Pour qu’une banque consente à prêter, il lui faudrait la certitude que toutes les autres prêteront avec elle et que sa propre contribution ne sera pas qu’un coup d’épée isolé dans l’eau d’une mer démontée". Apparait alors la nécessité d’une "main visible et suffisamment puissante pour prendre les commandes et imposer à tous de se régler sur une certaine ligne de conduite". Et cette main visible c’est bien entendu l’Etat. La nationalisation s’impose donc, à cause de la conjoncture mais pas seulement. En effet, si l’on considère que "la sécurité des encaisses monétaires est un bien public vital" et que, comme l’ont montré les évènements en septembre-octobre 2008 "l’effondrement total des institutions bancaires et financières des principaux capitalismes" est une possibilité non négligeable, alors on ne laisse pas la gestion de ce risque aux mains d’intérêts privés et la nationalisation s’impose comme une évidence. Mais il n’est pas non plus souhaitable de laisser entièrement la monnaie – compte tenu de son pouvoir – dans les mains de l’Etat dont les dirigeants seraient tentés d’abuser à des fins purement électoralistes. Il faut donc trouver un compromis différent de celui qui existe actuellement. Lordon nous propose ce qu’il appelle un système socialisé du crédit. L’émission monétaire, considérée comme un service public, serait confiée à des concessionnaires dont le statut définitif reste à préciser, mais qui assurerait que le pouvoir de décision soit désindexé des rapports de participation financière, c'est-à-dire que le fonctionnement se ferait sur le principe d’ « un homme une voix » et non  plus d’ « une action une voix » : "Ni entités actionnariales privées, ni entités publiques sous le contrôle direct de l’Etat, les concessionnaires devraient être des organisations, sinon non profitables, du moins à profitabilité encadrée, c'est-à-dire limitée." 

Après avoir instruit le procès des structures de la finance, Lordon constate – avec regret, croit-on comprendre – qu’il y a peu de chances que la crise donne lieu à une sortie du capitalisme. Néanmoins, on peut espérer une transformation suffisamment profonde des "structures actionnariales et concurrentielles". Son analyse et ses propositions sur ce sujet commencent avec ce qu’il appelle le paradoxe de la part salariale dans le PIB dont j’ai déjà eu l’occasion de parler, ici.

Il enchaine avec une proposition déjà ancienne – mais plus que jamais d’actualité – le SLAM (pour Shareholder Limited Authorized Margin), mécanisme fiscal que nous ne détaillerons pas ici et qui vise à limiter structurellement le pompage de la richesse de l’entreprise par la finance actionnariale qui se gave au travers des dividendes, plus values et autres buybacks,avec comme finalité de réduire la pression sur les salaires imposés par la contrainte actionnariale. Le SLAM de Lordon c’est l’arme anti TSR (Total Shareholder Return ou rémunération actionnariale effective globale rapportée au capital-actions investi), c’est le "raccourcisseur de prétention actionnariale", c’est "le nom d’un possible coup d’arrêt" à la démesure de la finance actionnariale, c’est enfin "une proposition de transformation des structures de la finance actionnariale". Mais c’est surtout la preuve que des propositions pratiques existent pour construire une alternative à un système que l’on nous présente souvent comme le seul possible.
Un seul regret cependant, que Lordon n’ait pas repris le concept de Zone Européenne Financière (ZEF), régulée par définition, et de Zones Non Régulées (ZNR) dont il parle dans la neuvième proposition de son texte intitulé "Quatre principes et neuf propositions pour en finir avec les crises financières". Cela répond à l’objection justifiée de Malakine qui s’inquiète,  je cite, des conditions de mises en œuvre du SLAM dans l’hypothèse où elle serait mise en œuvre dans un seul pays.

Après les contraintes actionnariales, Lordon s’attaque à la contrainte concurrentielle qui s’avère être la plus résistante à la critique et à la remise en cause "dans les sphères de la parole autorisée". Après avoir démontré que le débat sur le protectionnisme est faussé dès le départ puisque, du fait des structures – on y revient ! – nous vivons dans un monde protectionniste, Lordon ramène le débat à son niveau pertinent, à savoir comment corriger les distorsions existantes (fiscalité, protection sociale, niveaux de vie, réglementation environnementale, taux de change, droit du travail, tolérance sociale aux inégalités, préférence politique pour les coûts collectifs de services publics) par des distorsions contraires et compensatrices. Cela, mis à part la nécessaire volonté politique, ne pose pas de difficultés particulières. Il suffirait par exemple que l’OMC fasse correctement son travail. Au passage, Lordon démonte proprement la légende utilisée comme argument ultime par les adeptes de la théorie « le protectionnisme c’est la guerre » qui voudrait que le libre échange ait favorisé le développement des nouveaux pays industrialisés. La réalité est toute autre et l’on ne peut  que déplorer les "promesses frelatées de la mondialisation concurrentialiste qui aura jeté ces pays dans des régimes de croissance parfaitement déséquilibrés, misant tout sur l’exportation et, par là, faisant l’impasse sur la constitution de leur marché intérieur"

Enfin, face à l’impossibilité d’envisager un gouvernement mondial dans un avenir proche, nécessaire pour régulariser le capitalisme mondialisé, Lordon propose de fonctionner sur la base d’espaces régionaux pour substituer à la mondialisation ce qu’il appelle l’interrégionalisation. Cela nécessitera au passage de refaire l’Europe dont le bulletin de santé catastrophique devrait amener les autorités à la déclarer trépassée. Et la crise est une occasion historique car elle a montré la vacuité des traités Européens à en juger par le nombre d’articles sur lesquels les Etats se sont proprement assis face afin d’échapper au scénario catastrophe.

Pour terminer et comme annoncé en introduction, Lordon nous propose sa version d’une nouvelle donne possible envisageant, sinon une sortie totale du capitalisme, tout au moins "d’en changer la face à un degré tel qu’on hésiterait à le nommer encore « capitalisme »". A travers la remise en cause de la vie salariale qui est "dans son essence indigne" et en s’appuyant – paradoxalement – sur les valeurs de l’individualisme libéral qui exige l’égalité en droit et en dignité de tous les hommes, il propose ni plus ni moins que de faire rentrer la démocratie radicale partout et notamment dans le monde du travail,  en créant les « récommunes » – "res communa" sur le principe de la "res publica", forme moderne et actualisée de l’autogestion –  pour supplanter l’entreprise capitaliste, "lieu du despotisme patronal". "Dépasser le capitalisme, c’est donc faire entrer en grand dans la sphère des rapports économiques, (…) l’exigence démocratique radicale". La proposition de Lordon s’appuie sur le constat impitoyablement réaliste et lucide des rapports de force dans le monde du travail, de sa violence. Il démystifie le discours convenu et les pratiques associées tendant à faire croire que le salarié est un « collaborateur » maitre de son destin et non le serf des temps modernes. Il n’idéalise pas la solution proposée et reste tout à fait conscient des difficultés à surmonter et de ses défauts inhérents : "il n’existe aucune formule, pas plus récommunale qu’autre chose, de la parfaite harmonie sociale". Comme souvent, il indique une voie possible pour changer et les propositions qui vont avec. A nous de nous les approprier et de les traduire en réalités. A nous de faire de la politique !

Le positionnement de F.Lordon, on peut s’en douter, ne plaira pas à tout le monde. Il est regrettable cependant qu’un mensuel comme Alternatives Economiques se montre aussi négatif. Ainsi, dans son édition de Juin, Christian Chavagneux écrit-il que la posture et le ton de F.Lordon rendent difficiles le débat et la recherche de compromis, "ce qui n’est pas un véritable souci pour l’auteur, qui semble moins tenté de changer le monde que d’y mettre le feu". C’est réduire le propos de Lordon à bien peu de chose en insistant sur l’aspect « révolté » – qui est indéniable – et  en faisant l’impasse sur les propositions, qui sont conséquentes. Mais surtout, c’est oublier que pour débattre et rechercher le compromis, il faut être deux et on ne voit pas actuellement les banquiers et autres grands patrons dans un état d’esprit propice à ce genre d’activité. L’ont-ils d’ailleurs jamais été ?