De l’origine du libéralisme : D’Aristote à l’ Habeas Corpus

En s’appuyant notamment sur Aristote, les auteurs commencent par rappeler l’importance de l’échange dans la vie sociale entre individus mais aussi entre nations - L’échange est consubstantiel à l’existence sociale ; il n’y a pas de vie sociale sans échange -, et par voie de conséquence, l’importance  de la monnaie, mesure commune :

« Entre égaux l’échange doit être équitable. Mais, pour que cette équité soit possible il faut une mesure commune. Cette dernière doit manifester les besoins que nous avons les uns des autres et la sauvegarde de la vie sociale. Mais la monnaie n’est mesure commune que si elle est la manifestation de l’universalité des rapports. En d’autres termes, la mesure commune ne peut pas être, par définition, une mesure particulière (…). La seule monnaie appropriée est universelle, tout en pouvant devenir, en même temps, particulière, sur un territoire donné où le souverain choisit les moyens les plus appropriés de réaliser la justice. »

Ceci étant posé, et avant de développer plus en avant le rôle du bimétallisme, N.Palma et E.Husson nous expliquent pourquoi ils  considèrent  la loi de l’Habeas Corpus de mai 1679 en Angleterre comme l’acte fondamental, sinon fondateur, du libéralisme (notion qui fera l’objet d’un billet séparé afin de montrer comment elle a été dévoyée) et du développement économique. Point de départ de la sécurité juridique (car protégeant contre la détention arbitraire)et donc de l’Etat de droit,  la loi de l’Habeas Corpus rendit possible l’apparition des banques régionales et de l’épargne, ce qui permit l’élévation du niveau d’efficacité de la monnaie : « La monnaie qui était auparavant thésaurisée – et donc stérilisée - devenait efficace grâce au crédit et à l’investissement » 


Mono ou bi, le métallisme repose toujours sur l’or

On attaque alors le cœur du sujet, la nécessité d’un système monétaire basé sur le bimétallisme :

« C’est donc le bimétallisme qui permet au système monétaire de développer toutes ses facettes : thésaurisation première et commerce de longue distance grâce à l’or ; circulation métallique abondante au moyen de l’argent, permettant une émission maximale, sans grand risque, de crédits circulants. Adam Smith n’a pu sérieusement croire à la « main invisible » et à l’autorégulation du marché que parce qu’il écrivait avant l’abolition du bimétallisme »

Et c’est là que surgissent les premières questions qui restent sans réponse. Toute la théorie développée dans le livre repose sur le fait que les auteurs considèrent qu’à l’époque du bimétallisme, le marché se régulait pleinement et de façon automatique.  De la fin du XVIIème (Habeas Corpus)  jusqu’à approximativement, la fin du XIXème (abandon du bimétallisme) tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes économiques possible :

« (…) en gros jusqu’à la Première Guerre mondiale, les acteurs se sentaient tenus de respecter un certain nombre de pratiques, de coutumes, de règles, de principes, comme en témoigne le bon fonctionnement des automatismes de « l’équilibre des puissances » entre 1815 et 1913 »

De cela, l’ignorant que je suis aurait aimé avoir un début de démonstration. Cela peut paraitre évident à un historien confirmé mais reste sujet à interrogation pour le profane, qui demeure dubitatif face à son ignorance. Ces mystérieux mécanismes, pratiques, règles et coutumes permettant au marché de s’autoréguler auraient mérité quelques développements pour permettre de les comprendre et d’en appréhender la réalité, au-delà de la fameuse main invisible.

Les auteurs nous expliquent alors que le passage du bimétallisme au monométallisme, en provoquant la contraction de la base monétaire, et par conséquent la création d’un phénomène de rareté relative de la monnaie,  a progressivement déréglé les mécanismes du libéralisme économique. Ils en déduisent ensuite que ce phénomène a entrainé les crises de surproduction qui, contrairement à ce que croyait Marx, - qui n’avait pas établi de rapport entre la contraction de la base monétaire et les cycles des crises de surproduction - ne constituaient pas les signes de la crise finale du capitalisme. Mais il ne suffit pas de constater que deux phénomènes (fin du bimétallisme et apparition des crises) sont concomitants pour en déduire automatiquement une relation de cause à effet. On aurait aimé ici aussi des explications plus détaillées pour appuyer la théorie et emporter l’adhésion du lecteur.

Car en fait, le vrai problème qui divise les économistes depuis des siècles n’est-il pas de bien déterminer la quantité de monnaie nécessaire à l’économie, sa répartition et sa vitesse de circulation ? Il ne suffit pas de déclarer que l’étalon or et le bimétallisme  résoudraient tout, encore faut-il le démontrer ce qui, selon moi, n’est pas fait, ou pas complètement.  Certes nous pouvons tomber d’accord sur le principe de la nécessité d’une monnaie universelle, mesure commune. Mais pourquoi « cette mesure commune au niveau international, comme au niveau des nations, ne peut être qu’une valeur qui ne soit pas garantie par autre chose qu’elle-même » ? Ne peut-on imaginer une monnaie universelle garantie par une institution mondiale comme le FMI par exemple ? Keynes lui-même pensait «  (…) qu’une monnaie de papier bien gérée pouvait mettre à la disposition des acteurs économiques les liquidités nécessaires à la croissance qui faisaient défaut en système monométallique » Mais il n’avait pas vu, nous disent Palma et Husson  «  l’origine des maux qu’il dénonçait : le passage du bimétallisme au monométallisme».

Ils  n’oublient pas de signaler - rapidement - les objections traditionnelles au retour à l’étalon or :

« les adversaires de l’étalon or ont pratiquement toujours mis en avant les effets régulièrement déflationnistes du système, les contractions épisodiques de la base monétaire à disposition pour les acteurs économiques. Et ils en ont tiré argument pour défendre le régime du papier monnaie »

et font appel, pour les réfuter, au bimétallisme :

« L’or, même s’il manifeste au degré suprême l’universalité des rapports économiques, est, à lui seul insuffisant ; il a besoin de l’argent-métal qui est en abondance relative par rapport à lui. Dans ce rapport, notons-le, la pénurie relative du métal jaune, est compensée par l’abondance relative de l’argent-métal. »


La fin du bimétallisme, cause principale de la seconde guerre mondiale ?

Nous voyons ensuite comment l’abandon du bimétallisme a permis, dans les années trente, à Roosevelt d’augmenter les réserves d’or des Etats-Unis, d’en démonétiser une partie et d’imposer son papier monnaie sans aucune garantie or, dans un but clairement hégémonique : « La politique de monopolisation du métal jaune s’est avérée une arme considérable en vue de la domination internationale ». Mais les conséquences de cela se sont avérées dramatiques :

« S’il avait développé une politique adaptée aux besoins de la communauté internationale, Roosevelt aurait dû exiger que soit remonétisée la partie des réserves d’or américaines qui avaient été démonétisées. Cela aurait permis aux Américains d’importer plus que ce qu’ils exportaient et de redistribuer au niveau international l’or excédentaire qu’ils contrôlaient. Cette politique aurait permis de sortir de la Grande Crise, qui était déjà en marche, et de relancer l’économie internationale. Elle aurait permis, dès lors, d’échapper aux effets dévastateurs de la Grande Dépression et, qui sait, d’éviter les horreurs et les destructions de la Deuxième Guerre mondiale ».

Là encore, il semble que le raccourci "fin du bimétallisme = Seconde guerre mondiale" soit un peu trop rapide et laisse de côté les causes nombreuses et diverses du conflit dont les origines ne peuvent, me semble-t-il, se résumer à un problème de système monétaire.


Et l’Amérique distribua son or

Viennent alors les fameux accords de Breton Woods de 1944, qui ont mis en place le système de l’étalon de change or (à ne pas confondre avec l’étalon or). La garantie or du dollar a permis la redistribution de l’or accaparé par la réserve fédérale : en 1944, elle contrôlait 21 700 tonnes d’or et, en 1971, lorsque Nixon a supprimé la garantie or du dollar, les États-Unis ne contrôlaient plus qu’environ 3 900 tonnes :

«  Cette diminution considérable des réserves de métal jaune des Etats-Unis est le résultat du mécanisme des accords de Breton Woods. La parité stable et ajustable des accords de 1944, a fait que le déficit extérieur des Etats-Unis, qui se développa dès qu’on sortit de l’immédiat après-guerre, conduisit à la sortie de billets verts sur le marché international ; donc à l’augmentation des réserves, en dollars, des pays excédentaires, et, par conséquent, à l’augmentation des réserves en or de ces pays – pour peu qu’ils les réclamassent »

Qu’est-ce qui peut expliquer que les Etats-Unis ont soudain procédé à la redistribution des immenses réserves métalliques qu’ils contrôlaient ? Peu importent les intentions, répondent Palma et Husson à cette question légitime, et on en saura pas plus ! Comment peut-on espérer convaincre le lecteur avec ce type de position ? D’un côté on explique que les USA ont imposé le billet vert pour dominer le monde, et de l’autre, quand ils prennent des mesures dans l’intérêt de la communauté internationale, on considère que leurs motivations sont secondaires ? La logique m’échappe et ne rend pas les explications plus limpides.


Le privilège exorbitant

Nous arrivons en 1971 et à la décision de Nixon d’abandonner la garantie or du billet vert, alors que, nous disent les auteurs,  « Les forces du marché conduisaient, tout l’indique alors, au retour en force de l’or comme étalon ». Je ne peux ici que répéter ce que j’ai déjà écrit précédemment : cela peut apparaitre évident à des spécialistes de déclarer que  « les automatismes du marché monétaire allaient dans ce sens » mais cela ne suffit pas au béotien que je suis pour en être convaincu ! J’aurais souhaité plus de précisions sur ces fameux automatismes du marché monétaire. On peut toujours, en guise d’explication, attribuer ce développement jugé contre nature à  « l’esprit du temps » pour qui  « le réel était insupportable » ce qui imposait d’ «  interrompre, d’une manière ou d’une autre, le rétablissement de l’or comme étalon qui résulterait du libre jeu des forces économiques », le scepticisme demeure.
Là où en revanche, je n’aurais pas de mal à tomber d’accord avec Palma et Husson c’est quand ils écrivent que  « ce qu’on n’a pas perçu à l’époque, c’est qu’en acceptant la suppression de la garantie or du billet vert, on donnait aux Etats-Unis (…) le privilège exorbitant d’acheter les biens et les services du monde avec du simple papier. » Et plus loin : « C’est donc comme si les Etats-Unis avaient eu depuis lors, dans leurs mains, la pierre philosophale ».

De Gaulle, lui, l’avait vu !


La crise ? C’est la faute au dollar

Le premier acte est en place, et l’on peut, sans doute, considérer que la crise universelle que nous connaissons actuellement est un enfant légitime de la politique nixonienne, et non  rooseveltienne, comme l’écrivent, de façon abusive selon moi, les auteurs. Si je suis d’accord pour dire avec Palma et Husson que  « sans le statu monétaire privilégié des Etats-Unis, la crise des actifs américains – privés et publics – n’aurait pas connu une telle répercussion dans le monde », je suis en total et profond désaccord avec eux quand ils écrivent de façon assez surprenante « Mais ni le système financier ni les fonds spéculatifs ne sont la cause de cette crise ». Et je les renvoie au dernier ouvrage de F.Lordon pour qu’ils prennent conscience du rôle primordial des structures du capitalisme néolibéral dans la crise actuelle. Dédouaner les banquiers par exemple, de toute responsabilité me parait proprement inconcevable alors que leurs comportements irresponsables et les systèmes qu’ils ont mis en place sont à l’origine même du problème. Et rien ne prouve qu’avec le bimétallisme, nos (très) chers banquiers n’auraient pas trouvé les moyens de pervertir le système.
Que le statut du billet vert ait joué un rôle majeur parait indéniable, ne serait-ce que par le rôle de diffuseur et d’amplificateur, mais faut-il autant en faire la cause principale et pratiquement unique ? Je ne le crois pas.


La fin d’un monde et le retour de l’étalon or

Si les auteurs reconnaissent qu’«il est, certes impossible de dire quelle forme précise va prendre la fin définitive du règne du dollar », ils la pronostiquent cependant car « ce sont les automatismes du système de l’offre et de la demande, de la loi quantitative, qui poussent ce système vers sa propre fin ». Citant Paul Samuelson, ils ajoutent : « Selon la loi du marché – la loi de la pesanteur en économie – il se produira à un moment ou à un autre" une attaque mortelle et désordonnée contre le dollar" » Jusqu’à présent, les grandes banques sont intervenues pour soutenir artificiellement le billet vert ce qui retarde la fin du système et qui est en train de provoquer des déséquilibres considérables. Mais l’issue finale est inévitable. Pour limiter les conséquences tragiques de cette situation, Palma et Husson proposent de mettre en place rapidement une structure de transition.

« Cette structure de transition pourrait être celle d’un panier de monnaie comprenant les quatre grandes monnaies internationales qui sont actuellement, en acte et en puissance,le dollar, l’euro,le yen et le yuan, plus l’or ». On instaure alors une unité de compte internationale et un système de parité stable et ajustable qui devrait permettre« une sortie raisonnable du règne du billet vert et une entrée, non moins raisonnable dans le règne de l’étalon or » 

 

Je l’ai dit en introduction, je n’ai pas été totalement convaincu. Peut-être cela est il du, en partie, à des connaissances de base insuffisantes ? Pour m’en assurer , il  ne me reste plus qu’à suivre le conseil des auteurs, et lire John Locke, philosophe anglais du XVIIème, considéré comme un des fondateurs intellectuels du libéralisme et référence majeure de Palma et Husson :

«  A partir de la théorie quantitative développée par John Locke, on aurait pu arriver, tôt ou tard, à la compréhension du fait que le système monétaire international est un ordre dans lequel, d’une part, l’or a besoin de l’argent métal pour accomplir les fonctions d’instrument de réserve et de thésaurisation de la monnaie et d’une autre part, ce système a globalement besoin du papier, et aujourd’hui de la monnaie plastique ou électronique, pour accélérer sa vitesse de circulation et élever son niveau d’efficacité »