Afin de nous démontrer que la crise n’est pas, comme on pourrait naïvement le croire, le résultat d’une absence de réglementation, mais bien au contraire, la conséquence directe d’un excès de régulation politique (ben voyons !) H.Lepage part d’un exemple en nous décrivant (longuement) l’histoire récente des problèmes rencontrés par Fannie Mae et Freddy Mac, les deux établissements de crédits hypothécaires US. En gros, les abus commis par ces institutions dans l’attribution de crédits seraient dus principalement aux pressions politiques subies, suite au grand plan  lancé par le gouvernement, afin que tout américain devienne propriétaire de son logement, et qui ont obligé ces vénérables institutions à ne pas être trop regardantes sur les critères de solvabilité des candidats à l’emprunt. Les détails de ce que l’auteur qualifie de scandale politico-financier sont tout à fait intéressants et je n’ai ni les moyens ni de raisons particulières de les remettre en cause. D’autant moins que c’est globalement en accord avec ce qu’écrit sur le sujet, quelqu’un comme F.Lordon , ici :

"(…) Fannie et Freddie ont été des agences créées spécialement pour reprendre ou pour garantir des crédits immobiliers, en particulier des crédits adressés à des catégories de la population qui, du point de vue des seuls critères du secteur bancaire privé, n’auraient pas été éligibles à l’endettement. (…) Car Fannie et Freddie, effectivement, étaient prises entre le marteau et l’enclume : d’un côté, ce sont des entités privées, au statut d’ailleurs un peu bizarre, jouissant comme government sponsored entities d’une présomption de garantie publique, mais avec des actionnaires sur le dos qui poussent à reprendre toujours plus de crédits pour accroître le profit. De l’autre côté, il y a les députés, les républicains qui poussent à la roue au nom de « la société de propriétaires », et les démocrates qui font pareil au nom de « la justice sociale par l’immobilier ». Et au milieu, tu avais le directeur des risques de Fannie qui disait : « Mais arrêtez, ce n’est pas possible ! A force de reprendre tous les crédits et surtout les pires, on incite les banques à en émettre toujours plus et on se transforme en aspirateur à dettes pourries, ça va mal finir ! » Ils l’ont nommé très tardivement, et quand il a commencé à l’ouvrir, on l’a foutu dehors. Et ça s’est fini dans le talus".

Mais si les analyses des deux hommes sont visiblement assez proches, leurs conclusions sont totalement différentes, comme on peut s’en douter. Alors que pour F.Lordon, "La morale de l’histoire c’est qu’on ne fait pas de justice sociale avec les instruments de la finance privée " pour H.Lepage c’est "la manière dont l’environnement réglementaire et institutionnel[a été] progressivement mis en place, au lendemain de l’ère Reagan-Thatcher, pour répondre aux grands chocs économiques et financiers des quinze dernières années [qui] a contribué à l’aggravation des événements et transformé une crise d’origine spécifiquement américaine en un cyclone mondial" . Il entreprend alors de nous le démontrer, et là, ça se corse singulièrement. H.Lepage nous annonce en préliminaire, sans aucune précaution, que les facteurs aggravants des crises du capitalisme (qui, nous dit-il, font partie de son métabolisme naturel) sont nécessairement exogènes et vont des guerres, aux politiques protectionnistes, en passant par l’angélisme réglementaire ! Après une telle déclaration, on se demande ce qu’il peut bien avoir encore à nous dire. A ceux qui avanceraient timidement que c’est peut-être les crises qui sont à l’origine des guerres, et non le contraire, ou que des mécanismes internes comme, au hasard la titrisation ou l’effet de levier sont des facteurs aggravants, il  propose une tentative d’explication tout en précisant bien que les éléments à prendre en compte sont … complexes. En clair, si nous ne comprenons pas, ce n’est pas que son laïus ne tient pas la route mais c’est que nous sommes trop … cons !

Ces éléments complexes, quels sont-ils ? Le premier mentionné est, de façon assez surprenante, la politique de planification urbaine. D’après l’auteur, " Le durcissement des réglementations foncières (…) est sans aucun doute un élément essentiel pour expliquer l’ampleur exceptionnelle de la bulle qui s’est formée depuis 2004 " Je ne suis pas un spécialiste de l’immobilier mais si je comprends bien, le fait que l’on ne puisse plus construire n’importe quoi n’importe où est considéré comme un problème créateur de crise ? Il est sûr que si l’on autorisait les constructions sauvages le long du littoral méditerranéen par exemple, les prix des villas dans la région devraient sensiblement diminuer. Mais avec quelles conséquences sur l’environnement par exemple ? Sur la circulation automobile ?

Le deuxième élément est un grand classique. Ce sont les ratios prudentiels dits de Bâle qui auraient contraint les banques à titriser pour échapper aux règles limitant leur capacité à prêter. Mais pour éviter ce problème, n’aurait-il pas simplement fallu interdire la titrisation ? Est-ce que l’on autorise les automobilistes à rouler à 200 km / h sur la bande d’arrêt d’urgence de l’autoroute sous prétexte que la vitesse est limitée à 130 sur les voies normales ?

Le troisième élément, j’en ai parlé dans un précédent billet. C’est la fameuse règle de comptabilité dite du "Marked to market". Je ne reviendrai pas dessus sauf pour souligner combien il est savoureux de voir les libéraux reprocher au marché de ne pas être capable de fournir les bonnes informations sans que cela ne les amène à remettre en cause un minimum, ce dit marché.  

Quatrième élément : les défaillances des agences de notation qui n’auraient pas fait leur métier faute de concurrence dans la profession. Sauf erreur de ma part, la police a le monopole pour faire régner l’ordre public et elle le fait, tant bien que mal. Nous ne sommes pas sous la menace d’une guerre civile par exemple. Alors si les agences de notations privées ne font pas bien leur travail, au lieu de proposer la suppression des règles, ne pourrait-on pas envisager un organisme public pour exercer ce contrôle ?

Enfin cerise sur le gâteau, le dernier élément, celui  que l’on attend avec impatience : les effets pervers de l’intervention de l’Etat  dans le sauvetage des banques. Et là, on atteint le sublime. Car si l’auteur reconnait du bout des lèvres que cette intervention était nécessaire, compte tenu des circonstances, il pose la question censée tuer, ou tout au moins disqualifier sérieusement l’interventionnisme étatique :"Si l’Etat est intervenu pour sauver les banques, pourquoi pas les autres grandes entreprises ‘too big to fail’ ?" Pour démonter cet argument, je ne résiste pas au plaisir de faire appel, une fois de plus à F.Lordon pour expliquer à H.Lepage, ce qui étonnamment, semble lui avoir échappé et remet donc en cause d’une certaine façon, sa crédibilité pour s’exprimer sur ces sujets :

" Il faut donc bien voir que le secteur financier a sous ce rapport des propriétés exactement inverses du secteur industriel. Quand une grosse entreprise industrielle meurt, évidemment, ça fait du dégât autour : ça va faire tomber dessous-traitants, et puis ça va faire mourir des agents économiques dans un certain bassin d’emplois, mais la cascade des faillites induites va en diminuant. Et au bout d’un moment, ça s’éteint, et c’est fini. Avec la finance, c’est exactement l’inverse. Les faillites bancaires soutiennent des dynamiques qui sont très fortement divergentes. Non seulement l’effet ne se réduit pas, mais au contraire il s’amplifie et prend des proportions énormes. C’est cela qu’on appelle « risque systémique » : le fait qu’un accident local, finisse par prendre une portée globale.."

Voila donc pourquoi il faut impérieusement sauver les banques mais pas nécessairement les entreprises.

Henri Lepage peut bien conclure sur "L'Etat, pompier-pyromane", il ne m’a pas convaincu, loin de là. Son argumentation est d’une faiblesse désespérante. Je lui conseille donc de changer de lunettes !