Bonsoir,

Je vois que ce débat interminable et souvent fumeux sur la création monétaire n’a pas l’air d’être clos. Je crois pourtant que tout a été écrit depuis longtemps sur le fait que les positions de Jorion concernant la création monétaire sont un tissu d’âneries…inutile de s’étendre là-dessus. En revanche, je suis toujours étonné que des choses connues depuis longtemps fassent encore l’objet de « révélations », et que certaines idées reçues concernant l’intérêt on manifestement la vie dure.
D’où ma modeste contribution.

Une fonction essentielle de la monnaie est d’anticiper les transactions futures, et surtout d’autoriser leur réalisation, qu’elles soient liées aux opérations de production ou de consommation. Le système bancaire navigue donc « à vue » pour tenter de fournir des moyens de paiements aux agents qui en ont besoin, en fonction des demandes décentralisées de ces derniers: il n’y a aucun mystère ni aucune révélation là-dedans. Cette quantité de moyens de paiements est donc intrinsèquement dynamique, en plus d’être floue, puisque de nombreux actifs moyennement liquides peuvent être considérés comme de la monnaie. La monnaie est donc une notion conventionnelle, et pas une « chose » présente dans une quantité définie de laquelle découlerait l’ensemble des opérations économiques. Vous défendez l’idée que l’existence d’un intérêt sur les emprunts condamnerait la masse monétaire à s’étendre indéfiniment. Cette opinion est de plus en plus répandue et ne correspond à aucune réalité: il existe de nombreux exemples de périodes longues où les taux d’intérêts réels -corrigés de l’inflation – sont quasi nuls voire négatifs, sans que la masse monétaire en circulation ne cesse son expansion, bien au contraire. Aussi, à quoi sert l’intérêt?

La justification de l’intérêt se trouve essentiellement dans la nécessité de poser un frein à l’octroi de crédits: il s’agit donc, aussi étonnant que cela puisse paraître, d’un caractère essentiellement technique, même s’il est absolument nécessaire. On sait depuis les Physiocrates que le circuit économique ne peut s’enclencher que si les agents disposent d’avances: et pour cause, les revenus des activités ne sont disponibles qu’ex post. Comme ces avances ne peuvent être fournies en quantité infinie aux agents, il est nécessaire d’introduire un coût du crédit à travers l’intérêt. On pourrait imaginer d’autres façons de limiter l’obtention anticipée de moyens de paiement, comme la mise en place de quotas d’encours de crédit pour chaque agent, mais on conçoit facilement qu’un tel système serait beaucoup moins souple et conduirait à des problèmes d’attribution.
En associant un coût à l’emprunt, l’intérêt permet de fixer simplement et de façon souple une limite au désir insatiable de monnaie des agents non financiers (y compris les administrations publiques). Mon propos est donc de dénoncer cette idée que l’existence d’un intérêt génèrerait structurellement une croissance indéfinie de la masse monétaire, et serait la cause de tous nos maux actuels: cette intuition est certes séduisante, mais relève d’un raisonnement totalement a-économique. Selon ce raisonnement, en considérant logiquement que la masse des remboursements futurs est forcément supérieure à celle des emprunts courants, on en déduit que ces dettes ne pourront être honorées que si la quantité de monnaie en circulation augmente. Cela revient à faire comme si les agents se contentaient d’emprunter certaines sommes pour n’en faire rien, et tentaient d’honorer sagement leurs remboursements en versant des intérêts, tout en regardant les trains passer, certains se retrouvant fort marris à la fin, en constatant qu’il n’y a pas assez de monnaie pour que tous puissent honorer leur dette augmentée des intérêts. Cette vision fait sourire car elle relève de la fable, pas de l’économie.

C’est en effet hélas oublier un peu rapidement que les ressources permettant d’honorer les dettes proviennent des activités réelles, et que c’est la croissance de celles-ci qui permet à la fois le remboursement du principal et le paiement des intérêts au niveau agrégé. Des modèles simplifiés ont démontré depuis longtemps que le taux d’intérêt théorique converge vers le taux de croissance de l’économie: la valeur du taux d’intérêt ne repose donc que sur l’anticipation de la croissance future de l’économie. En toute logique, dans une économie stationnaire, l’équilibre à terme implique que les taux d’intérêts soient nuls. Cela étant dit, on devrait observer effectivement un ratio constant de la masse monétaire et du PIB, or ce n’est pas le cas. Pourquoi?

Parce que justement le taux d’intérêt repose sur une anticipation, et comme toute anticipation, elle n’est pas vérifiable ex ante: on ne compte les bouses qu’à la fin de la foire…On pourra naturellement dans ce cas formuler l’objection suivante: pourquoi n’observe-t-on pas de façon aléatoire des périodes où au contraire, la quantité de monnaie croît moins vite que la production et d’autres où elle croit plus vite?

La réponse tient à la fois à la nature des anticipations et à la politique des Banques Centrales.
En dehors des périodes de dépression grave, les agents, et en particulier les entreprises lorsqu’elles investissent, font des paris sur l’avenir dont une partie est vouée à l’échec: faillites, investissements perdus…Or la réussite des projets industriels ne peut être connue à l’avance, et il serait contre-productif de condamner certains d’entre eux a priori, d’où une tendance intrinsèquement « optimiste » des anticipations, en période normale, qui réside dans la nature même du processus d’investissement. Les Banques Centrales, conscientes de cela depuis Keynes – et malgré les dénégations des gouverneurs d’obédience « monétariste » – placent donc le curseur de l’offre de liquidités de façon à laisser une marge de manœuvre suffisante aux agents, en pensant particulièrement à ceux qui investissent. Il s’agit donc d’une question de dosage, sachant qu’un excès de liquidités a toujours des conséquences moins graves qu’une pénurie de liquidités. Faut-il donc se scandaliser de cet excès structurel de liquidités vis-à-vis des besoins de l’économie réelle?

 La réponse est non dans le cas général: en effet l’essentiel de cet excès est stérilisé par l’inflation, c’est-à-dire la hausse des prix des biens et services, qui, à des taux raisonnables, a des effets neutres sur l’économie au niveau agrégé, bien qu’elle engendre une modification de la répartition des revenus (notamment en pénalisant les titulaires de revenus nominaux fixés à l’avance). En revanche, lorsque cet excès de liquidités est capté par des agents dont le motif principal ne concerne pas des opérations « réelles » de production ou de consommation, il peut alimenter les phénomènes d’inflation des actifs, c’est-à-dire les « bulles » spéculatives, dont la nature même est de finir par crever, pénalisant ainsi brutalement l’économie réelle, les pertes étant alors socialisées par le recours aux Etats. C’est ce qui s’est passé en 2007-2008, et c’est là le principal défaut du système bancaire et financier actuel: il est incapable de garantir l’orientation efficace des fonds avancés vers des activités créant réellement de la valeur. Une solution consisterait à recompartimenter les activités bancaires en fonction de la destination des prêts, ce qui rencontre une forte résistance de la part des intermédiaires du système bancaire et financier, qui verraient là une source de profits extrêmement élevés se tarir. F. Lordon propose ainsi de définir des taux d’intérêts différenciés en fonction de la destination des prêts.

Tout cela pour dire que la condamnation récurrente sur de nombreux blogs de l’intérêt passe largement à côté du problème. En effet, la suppression de l’intérêt conduirait à la situation inverse de celle qui serait recherchée: sans frein à l’octroi de crédits, il y aurait une croissance infinie et totalement déconnectée de l’économie réelle des moyens de paiement, la valeur de la monnaie se dépréciant de façon quasi instantanée, ce qui rendrait toute anticipation impossible -situation-limite que l’on retrouve dans les cas d’hyperinflation. En définitive, si une refonte totale du système financier s’avère indispensable pour en finir avec les crises récurrentes qu’il génère, il me semble parfaitement vain de vouloir sans cesse, à l’image du « professeur-imposteur » Jorion, réinventer une théorie monétaire définitive, les mécanismes à l’œuvre étant connus depuis longtemps. Cette fascination très répandue sur le net pour le soi-disant mystère – voire « scandale » pour certains – de la création monétaire relève la plupart du temps d’une névrose obsessionnelle: se croire le premier à percer le secret de cette chose tellement convoitée qu’est l’ «argent ». La réalité est de ce point de vue beaucoup plus pragmatique et forcément décevante.