On ne peut qu’être étonné – et réjoui – de l’ampleur prise par ce débat qui a d’abord fait son chemin sur Internet à partir de la vidéo de Paul Grignon, Money as debt, mais qui reçoit un fameux coup de main de la crise financière – a-t-on jamais autant parlé qu’aujourd’hui de banques et de liquidités ?... Trop habitués à la parlotte entre initiés mais surtout persuadés de leur monopole « naturel » sur la chose économique, les économistes ne pouvaient imaginer un seul instant voir débarquer dans les cénacles bien propres de l’académie une horde de mal-élevés décidés à se saisir de la question monétaire. Mais les manants ne respectent rien et eux qui ont été si longtemps et si soigneusement tenus à l’écart des débats économiques ont décidé d’un coup que ces choses-là les concernaient aussi et qu’à défaut de se les voir expliquer ils s’en saisiraient eux-mêmes. Seul un réflexe d’ordre, hélas trop prévisible, peut avoir conduit certains économistes, nouvelle noblesse de robe, à s’être scandalisés et à avoir pris pour une insupportable intrusion dans le champ de leurs questions réservées ce qui devrait être tenu pour le plus admirable des réflexes démocratiques : le tiers-état s’intéresse. À la décharge des clercs, il faut bien reconnaître que ce débat « parallèle » sur la création monétaire a été lancé de la plus maladroite des manières et que le sens commun académique a quelques bonnes raisons de renâcler aux accents légèrement paranoïaques de la vidéo de Paul Grignon qui, sur fond de musique inquiétante, dévoile la formidable conspiration : la monnaie est créée ex nihilo par les banques… Evidemment le goût du sensationnel en prend un coup sitôt découvert que la conspiration de la création monétaire ex nihilo fait l’objet des enseignements de première année universitaire, et même des lycées, à l’occasion desquels la « révélation » a jusqu’ici provoqué peu d’évanouissements. Une bonne moitié de la vidéo-scoop de Grignon était donc déjà en vente libre et disponible dans n’importe quel manuel pour classes de Terminale SES…

Le principe symétrique du droit absolu de saisine des « amateurs », et de leur droit d’effraction dans les débats des « professionnels », devrait donc consister en un minimum de respect pour la division du travail et une obligation, non pas bien sûr d’avoir préalablement accumulé une connaissance « professionnelle », mais au moins de ne pas imaginer « tout inventer », de cultiver le doute méthodique que « la » question (n’importe laquelle) a dû être déjà travaillée, et de faire l’effort minimal « d’y aller voir avant » – manière d’éviter les boulettes du type « complot monétaire »… On pourrait cependant aussi imaginer que la position même du « savoir » devrait valoir à ceux qui l’occupent une sorte de devoir d’indulgence, pour mettre tout ça de côté. Et en venir plus rapidement aux vraies questions. Quitte à résumer grossièrement, il semble que l’objet du tumulte tourne autour des éléments suivants :

1. On croyait la création monétaire le fait de l’Etat – l’Etat n’était-il pas réputé « battre monnaie » ? – ; on découvre que c’est plutôt l’affaire des banques privées.

2. Non contente d’être privée, l’émission monétaire-bancaire s’effectue ex nihilo. Or ce qui ne coûte rien à « produire » (l’octroi de lignes de crédit) est facturé quelque chose : le taux d’intérêt. La chose n’est-elle pas profondément illégitime ? Nul ne questionne le privilège de quelques institutions privées, seules détentrices du droit de création monétaire, et encore moins les conditions réelles de leurs profits.

3. Un qui sait combien l’intérêt lui coûte, c’est l’Etat. Le service de la dette publique n’engloutit-il pas bon mal an l’équivalent des recettes de l’impôt sur le revenu ? Certes, ce ne sont pas des banques qui le lui facturent (l’Etat s’endette sur les marchés), mais – retour au point 1 – si l’Etat disposait du droit de création monétaire, il pourrait en profiter – lui, c’est-à-dire la collectivité des citoyens-contribuables – et, pour peu qu’il soit raisonnable, réserver « sa » création monétaire au financement de l’avenir, c’est-à-dire des biens d’équipement de la nation, le tout bien sûr à intérêt nul, donc avec les économies qu’on imagine.

4. Or il se trouve que les facilités monétaires que lui accordait la Banque de France ont été interdites par la loi de 1973, et que le verrouillage est devenu quasi définitif avec l’article 123 du Traité européen (Lisbonne) qui prohibe formellement toute avance de la BCE aux Etats membres.

Il faut bien reconnaître que l’idée de la création monétaire ex nihilo est suffisamment contre-intuitive et suffisamment contraire aux représentations spontanément formées par le sens commun en matière monétaire pour justifier l’effet de stupéfaction qu’entraîne presque systématiquement son énoncé. Car le sens commun se figure le banquier comme l’homme aux écus – il n’a pas totalement tort… – assis sur un tas d’or préalablement accumulé et par conséquent disponible pour être ensuite prêté. C’est là, au sens strict des termes, confondre la finance, où des détenteurs de capitaux déjà accumulés prêtent à des demandeurs de fonds, et la banque, dont l’action caractéristique est le crédit, qui procède par simple écriture et met des fonds à disposition hors de toute accumulation préalable, et sous la forme de la bien nommée monnaie scripturaire, simplement en créditant des comptes d’agent.