Ainsi, dans son [avant] dernier ouvrage ("Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières") dévoile-t-il au grand jour et dans le détail, pour le profane, les mécanismes qui ont été à l’origine de la grave crise financière que nous traversons actuellement. Toutes les explications dont vous rêviez sans jamais oser les demander sur les ABS, CDO, CDS et autres produits dérivés permettant aux banquiers de se défausser des risques à bon compte, se trouvent dans ce livre, qui en plus d’être très instructif, se révèle plaisant à lire grâce au style incisif et souvent corrosif de l’auteur n’hésitant pas au passage, à "tailler quelques costards" pour notre plus grand plaisir. Malgré la complexité du sujet, il réussit, d’une plume alerte et classieuse, à maintenir de bout en bout l’attention de son lecteur qui dévore l’ouvrage comme un bon roman. Car F.Lordon est aussi un écrivain talentueux.

Il serait vain et présomptueux de tenter de résumer ici le contenu du livre, en supposant que cela soit seulement possible, tant les informations sont nombreuses, les explications détaillées et limpides, les dénonciations argumentées et redoutablement efficaces. On peut néanmoins essayer d’en donner un petit aperçu très subjectif et arbitraire.

En un peu plus de 200 pages, F.Lordon démontre comment et pourquoi, la cupidité associée à la concurrence dans un cocktail explosif nécessaire à la poursuite de ce que les spécialistes appellent pudiquement le "high yield" (haut rapport), ont conduit toute la planète à la confrontation avec le risque systémique. Dans l’univers bancaire, contrairement au monde de l’industrie où une faillite ordinaire n’entraîne qu’au pire un petit nombre de faillites collatérales, une petite défaillance se transforme en catastrophe géante : "(…) quand elle s’effondre, la finance n’est jamais seule : elle emporte tout à sa suite".

Mais F.Lordon ne se contente pas d’une critique simpliste et facile du système telle que parfois pratiquée dans certains milieux de gauche. Il détaille, pour mieux la dénoncer, les principes de l’innovation financière qu’il préfère qualifier de "prolifération" financière pour bien en montrer le caractère parasitaire compte tenu du peu de services qu’elle rend à l’économie réelle et de l’immense profit qu’elle en tire. Ainsi, par exemple, ces fameux produits dérivés censés couvrir les risques de l’économie réelle et qui ne font en fait que couvrir des positions sur d’autres produits dérivés. Délices de la spéculation …

Il nous montre, à travers les problèmes récents de liquidité des marchés comment " l’empire du jugement et par suite de la croyance" influe sur les comportements de la finance. Il se transforme en faux naïf pour se demander et expliquer comment, malgré l’accumulation de moyens humains et techniques, d’ingénierie financière, de modèles mathématiques, les banques en sont arrivées à ne plus pouvoir répondre à la simple question :"quel est l’état de mes comptes ?"

Grâce à l’auteur, nous découvrons que les grandes théories, les grands principes qui sont censés régirent la finance sont contredits par les faits. Ainsi la notion de "value at risk" utilisée dans les procédures de Bâle II s’avère invalidée par l’observation critique des théories probabilistes. On s’aperçoit alors que les outils mis en place pour prévenir les crises ne fonctionnent plus … lorsque celles-ci surviennent ! Arguments à l’appui, F.Lordon dévoile les contradictions intrinsèques flagrantes d’un monde qui ne s’applique pas à lui-même les principes théoriques de l’économie de marché libérale qu’il prétend servir. Comme ces financiers qui fustigent si facilement les interventions de l’Etat, et qui s’empressent de l’appeler à leur secours dès que la situation dégénère, transformant la notion d’aléa moral chère aux économistes en véritable prise d’otage : "(…) la finance a les moyens de contraindre le pôle public à leur venir en aide, sous la menace de conséquences insupportables s’il n’obtempérait pas" nous dit-il.

Et là est bien tout le problème car si la morale libérale veut que les gestions aventureuses et les paris perdus soient sanctionnés, il n’en est rien en réalité, tant les conséquences d’une crise seraient dommageables pour tout le monde et pas seulement pour les responsables. "La logique ne trouve donc pas parfaitement son compte si le plaisir de voir couler un banquier doit se payer du prix de le suivre aux abysses" nous dit Lordon.

Il faut donc sauver la finance pour éviter la catastrophe générale, mais sous condition : pour éviter que cela ne se reproduise, pour éviter le risque systémique, il faut changer les structures.

On attaque alors une partie plus complexe, mais toujours intelligible, du livre où l’auteur détaille les solutions qu’il préconise, son "plan d’arraisonnement de la finance" qui se décline en "six principes et neuf propositions pour en finir avec les crises financières" et qui avait déjà fait l’objet (avec seulement 4 principes) d’une première publication sur son blog en avril 2008. Je n’ai pas l’ambition de le détailler ici, mais il est intéressant de noter que l’on y trouve une certaine forme de protectionnisme européen qui devrait réjouir les lecteurs d’Horizons ainsi que des propositions visant au renforcement du rôle de la puissance publique dans le contrôle des sociétés de bourse, chambres de compensation et banques centrales qui me réjouissent.

Un tout petit bémol cependant (il faut bien en trouver un) : on aurait aimé que l’épilogue du livre, même si son contenu reste toujours aussi pertinent et passionnant, s’attarde plus sur ce qui risque de se passer dans les mois à venir. Que va-t-il arriver au dollar par exemple et à la dette américaine ? Celle-ci va-t-elle être dégradée par les agences de notation ? L’auteur avoue ne pas être en mesure de faire de pronostic. Peut-être est-ce là un signe de plus de sa grande sagesse. Il laisse aux pseudos économistes le soin de jouer aux devins !

En parcourant son CV, on se rend compte que F.Lordon est un pur produit des Grandes Ecoles françaises. Bardé de diplômes, il a fait le choix, non pas de servir la finance comme nombre de ses coreligionnaires surdoués des maths, mais plutôt de tenter de la mettre au pas. Il a aussi décider de faire œuvre d’éducation populaire en participant à des conférences destinées au grand public et en publiant des livres de vulgarisation pour que chacun puisse découvrir de l’intérieur le fonctionnement pervers de ce que l’on nous vend souvent comme l’ultime aboutissement du génie humain : la mise en servitude de la multitude par une minorité de privilégiés au prétexte de réaliser "l’allocation optimale du capital et la meilleure gestion du risque".

Je n’ai pas de mal à imaginer à quoi il a du renoncer, ce faisant, et à quelles difficultés, frustrations et découragement il doit être régulièrement confronté notamment au niveau professionnel.

Qu’il soit ici remercié du choix courageux qu’il a fait.

Note : ce texte avait été initialement publié sur Horizons :http://horizons.typepad.fr/accueil/2008/12/merci-monsieur-lordon.html