L’explosion du marché des changes

Mesurant les prix des monnaies nationales les unes par rapport aux autres, le taux de change est au centre des relations internationales. Dans le passé, des pays comme l’Allemagne ou le Japon, et plus récemment la Chine, ont utilisé leur monnaie pour bâtir leur puissance industrielle. Nous ne nous attarderons pas ici sur le fonctionnement pratique du marché des changes où se vendent et s’achètent les monnaies, sinon pour en donner ses principales caractéristiques : c’est le plus important des marchés qui apparaît aussi comme le plus parfait ; c’est d’abord un marché interbancaire ; c’est avant tout un marché du risque[i] et enfin c’est un marché aux mains d’un nombre limité d’acteurs. De l’équilibre de ce marché, dépend pour une bonne part, le bon fonctionnement de l’économie mondiale.
La dimension du marché des changes a littéralement explosé au cours des années récentes. Aujourd’hui, l’essentiel des opérations de change est la contrepartie d’opérations financières et de mouvements internationaux de capitaux dont l’importance est devenue prépondérante dans les échanges entre pays. Tout cela ne rend que plus nécessaire la bonne compréhension des mécanismes en jeu à travers une ou des théories dont on attend qu’elles collent au mieux à la réalité afin de nous permettre d’avoir les moyens d’agir sur cette même réalité. Et comme souvent, en économie, ce n’est pas gagné d’avance car "aucune théorie actuelle n’est en mesure de prévoir l’évolution des changes, à court terme du moins ; les théories courent après les taux de change et ne parviennent pas à bien anticiper leur évolution"

Des théories défaillantes

Qu’elles sont-elles ces théories ? Elaborées dans un contexte de parités fixes et de croissance rapide du commerce international, les premières théories font des échanges internationaux de biens et services et de leurs prix, les principaux déterminants des taux de change[ii]. L’une des principales limites de ces analyses est que celles-ci sous-estiment le rôle des facteurs financiers. Actuellement, les opérations financières induisent un volume d’échanges de devises beaucoup plus important que les transactions courantes. Avec le développement des mouvements de capitaux et la généralisation des changes flottants au début des années 70, un second groupe de théories a mis l’accent sur le rôle explicatif des facteurs financiers.[iii]
Comme nous l’avons dit précédemment, la principale caractéristique commune de toutes ces théories est leur incapacité à prévoir correctement l’évolution des taux de change à court terme. Plus généralement, il apparaît qu’à la suite du processus de libéralisation et de globalisation financière, l’instabilité financière résulte désormais d’interactions perverses et systémiques entre les différents marchés d’actif. C’est dans ce contexte que l’on peut s’interroger sur la nécessité pour les autorités d’intervenir et sur la manière dont elles pourraient le faire. Mais avant cela essayons de voir les avantages et les inconvénients d’une monnaie dite forte ou d’une monnaie dite faible.

Monnaie faible, monnaie forte

Assez étonnamment, D.Plihon ne traite formellement que de ce qu’il nomme "le cercle vertueux de la monnaie forte" qui favorise la désinflation importée, améliore les termes de l’échange et le solde commercial à court terme et accroît les profits des entreprises grâce au moindre coût des inputs importés. Il prend néanmoins bien soin de souligner que "ces deux derniers effets favorables n’ont lieu que si la dégradation de la compétitivité-prix a un effet limité sur les parts de marché des entreprise". Et c’est bien là le problème de l’euro fort, comme le souligne par exemple Patrick Artus dans le Special Report n°305 de Natixis : "la perte de compétitivité-prix due à l’appréciation de l’euro est une très mauvaise idée puisqu’elle détruit la possibilité d’aider l’économie de la Zone euro par le commerce extérieur et elle amplifie la désindustrialisation de la Zone, c'est-à-dire la destruction d’emplois qualifiés."
Les avantages d’une monnaie faible apparaissent clairement par ailleurs, avec les exemples de l’Allemagne et du Japon. Ces deux pays ont développé leurs industries grâce, dans un premier temps, à une politique systématique de sous-évaluation, pour, dans un deuxième temps, se doter d’une monnaie forte s’appuyant sur une spécialisation industrielle fondée sur des avantages hors-coûts importants. On voit ainsi que des stratégies de change différentes doivent accompagner le processus d’industrialisation d’un pays, en fonction des étapes de son développement. Mais les politiques menées par l’Allemagne et le Japon l’ont été dans des contextes très différents de celui d’aujourd’hui où "l’immense potentiel déstabilisateur des mouvements de capitaux spéculatifs, obéissant à une logique d’anticipations autoréalisatrices, rend désormais impossible la défense des parités fixes par les autorités monétaires". A l’opposé des changes fixes, le régime des  changes flottants a été un échec. La raison principale, selon Plihon qui cite Aglietta, tient "à la nature de bien public de la monnaie, liée au caractère indivisible de la communauté de paiements dont elle est le fondement"[iv] 

Que faire ?

Nous en arrivons finalement aux instruments dont disposent les autorités monétaires nationales pour réguler – ou  tenter de réguler – les taux de change. Ils sont au nombre de trois et leur importance respective varie beaucoup en fonction des époques et du contexte. Il y a d’abord le contrôle des changes[v]. Il y a ensuite les modifications de parité au travers notamment de la dévaluation dont l’efficacité dépend de tellement de conditions préalables que ses chances de succès sont aléatoires[vi]. Enfin, les banques centrales peuvent intervenir sur le marché en achetant ou en vendant des devises, en pratiquant des interventions stérilisées (sans effet sur la masse monétaire) et en agissant sur les taux d’intérêt, complément indispensable des interventions sur le marché des changes.

Une question légitime vient alors à l’esprit, qui a toujours fait l’objet d’un vaste débat : en supposant que les interventions des autorités monétaires soient nécessaires, sont-elles efficaces ? En particulier, si Jean-Claude Trichet décidait enfin d’écouter les nombreuses voix qui s’élèvent lui demandant d’intervenir, que pourrait-il faire ? Selon Patrick Artus, "Baisser davantage les taux d’intérêt n’est pas une solution, d’abord parce que la marge de manœuvre restante est très petite", et "parce que l’euro n’est pas une monnaie d’emprunt sur laquelle se construisent les carry trades même lorsque les taux d’intérêt sur l’euro sont très bas. Il ne reste alors comme solution que l’accumulation par la BCE de réserves de change en dollars, sans stérilisation de l’accumulation de réserves"[vii]. Mais Artus ne croit pas que la BCE accepte de passer à une politique monétaire aussi expansionniste.

Ce n’est pas exactement la position défendue par Willem Buiter dans le Financial Times même si l’analyse initiale est la même : "L’euro est devenu une monnaie dopée aux stéroïdes" et cela "nuit aux exportations et aux secteurs soumis à la concurrence des importations. Le chômage et les capacités excédentaires continuent d’augmenter." Accusant ni plus ni moins la BCE d’agir en violation de son mandat, avec sa politique monétaire trop restrictive et ses réactions dissymétriques face à l’inflation et la déflation, il préconise lui, contrairement à Artus, de réduire le taux directeur et avoue son scepticisme "quant à l’efficacité des interventions sur le marché des changes dans un monde où les capitaux internationaux ont un haut degré de mobilité". Pour que cette intervention ait une chance de succès, il faudrait qu’elle soit coordonnée, or les intérêts des USA, de la Chine et de l’Angleterre ne plaident pas en faveur d’une dépréciation de l’euro.

On le voit, si tout le monde ou presque s’accorde à dire que Monsieur Trichet ne fait pas correctement son travail, personne ne possède la solution miracle. Visiblement, il ne nous reste donc plus qu’à prier pour éviter le pire !



[i] On peut considérer que ce risque est géré de deux manières :
-   par la spéculation qui assure la liquidité mais qui  a un rôle déstabilisant en période de crise.

-   par les arbitrages qui visent à réaliser un profit en tirant parti des différences momentanées de cours et de taux d’intérêts et qui sont essentiels car ils tendent à éliminer les déséquilibres.

  [ii] Il y a deux théories qui font reposer la détermination du change par les biens  et services. La plus répandue fait reposer l’explication sur la situation de la balance des paiements : les achats et ventes des monnaies les unes contre les autres résultent des opérations sur biens, services et actifs financiers entre pays. Il existe donc un lien étroit entre l’évolution des taux de change et celle des balances des paiements qui enregistrent l’ensemble des opérations. L’autre approche de référence est la théorie de la parité du pouvoir d’achat qui fait dépendre les taux de change des prix relatifs entre pays.

[iii] L’analyse des déterminants financiers des taux de change a fait l’objet de deux types d’approches théoriques :
-  les analyses qui montrent l’influence des variables monétaires et financières : le modèle monétaire à prix flexibles ; les modèles de choix de portefeuille ; la théorie de l’efficience des marchés

-  les analyses qui cherchent à expliquer l’instabilité des taux de change : les modèles de « surréaction » des taux de change et de « bulles rationnelles » ; les approches en termes de mimétisme et d’hétérogénéité des comportements ; les modèles de crises de change.

  [iv] Il y a donc une incapacité des marchés à gérer seuls l’échange des monnaies entre elles. L’intervention des autorités monétaires et la fixation de règles dans le cadre d’un système monétaire organisé sont une nécessité car les monnaies ne peuvent être ni produites ni échangées entre elles de manière concurrentielle.

[v] Qui a par exemple permis à la Malaisie de ne pas être déstabilisée par la spéculation dans les années 98-99

  [vi] L’échec des dévaluations du franc en 81 et 82 provient largement du fait que l’industrie française n’a pas été capable d’accroître son offre en produisant les chaines hi-fi et les magnétoscopes que les consommateurs demandaient. 

  [vii] On sait qu’il ne faut pas qu’il y ait stérilisation, c'est-à-dire qu’il faut que l’accumulation de réserves conduise à la création monétaire, pour obtenir un effet durable sur le taux de change