De la condition humaine et de son absurdité

«Le tyran, c’est la croissance. Car désormais, nous luttons les uns contre les autres pour jouir de ce qu’un homme a de plus rare sur Terre : le peu de temps qu’il y passe. Vite, vite. Travaillons. Accumulons. Pour demain. Pour plus tard. Pour quand on aura le temps, car on n’a jamais le temps. La retraite approche et derrière elle, la Mort, qui me fait signe, (…) »

La croissance comme idéal ultime, c’est décidément bien déprimant. Mais quelle alternative avons-nous ? Pouvons-nous apporter des réponses individuelles à ce genre de question ? Vaste débat qui nous entraine dans les méandres de la philosophie. J’ai déjà du mal avec l’économie, alors la philosophie …

De la Chine et de son rapport avec le temps

« Alors pourquoi le capitalisme est-il né en Europe et non en Chine ? David S.Landes  répond dans un texte érudit [Richesse et pauvreté des nations] de plus de sept cents pages. Si nous devions simplifier sa philosophie en trois lignes :

       1) la Chine, grande inventrice de tout, aurait dû produire le capitalisme
2)
mais elle n’a pas démocratisé le temps *
3)c’est l’Occident qui a démocratisé le temps, l’a organisé et qui a chronométré le travail, engendrant par la même occasion un fantastique accroissement de la productivité des hommes.

* « Les Chinois considéraient le temps et sa connaissance comme un domaine secret de la souveraineté qui ne devait pas être partagé avec le peuple. Ce monopole concernait aussi bien le temps quotidien que le temps annuel » (David S.Landes -  Richesse et pauvreté des nations)

Les Chinois qui ont inventé l’imprimerie, l’horlogerie et tant d’autres choses, n’ont pas enfanté le capitalisme à cause de leur rapport particulier avec le temps. Voila une théorie séduisante. Et qui trouve des répercussions de nos jours. Ainsi, un spécialiste de la Chine expliquait récemment que lorsque ce pays est devenu, en octobre 2003, la troisième nation à faire voyager un homme autour de la Terre, quarante ans après l'Union soviétique et les Etats-Unis, cela a été vécu comme une immense fierté dans tout le pays. Ce qui importait aux chinois n’était pas d’être les premiers à réussir cet exploit mais tout simplement … de le réussir.

 

Des entrepreneurs

« Résumons : ce ne sont pas la perfection, la transparence, l’esprit de compétition et la perfection des marchés qui facilitent les affaires et engendrent les hommes d’affaires mais au contraire l’opacité, le refus de la compétition, le souci de la rente et le coup dans le dos. Savoir tirer parti des opportunités, des failles, des oublis juridiques, de la cécité des concurrents ou des consommateurs, ne mépriser aucun coup tordu, toutes ces actions équivalent à des comportements de captation et d’accumulation »

C’est une évidence qu’il est bon de rappeler. De même qu’il est utile de se souvenir qu’une grande majorité des grandes dynasties industrielles, que ce soit aux Etats-Unis, en Europe ou récemment en Russie, ont été crées par des hommes que les scrupules n’étouffaient pas et qui n’ont pas hésité à utiliser des moyens que la morale (et la loi) réprouvent pour aboutir à leurs fins.

 

Des OGM et de la biopiraterie

« De mémoire de paysan, une partie de la récolte est réutilisée pour l’ensemencement. C’est le cycle naturel de la vie rurale : semailles, moisson, semailles. L’irruption des plantes transgéniques a cassé ce cycle. Désormais, les variétés aux gènes modifiés bénéficient d’un brevet et il est interdit, sous peine d’amende, de les réensemencer à partir d’une récolte. Le paysan doit passer par le fabricant de graines qui les revend à son tour. Comme les paysans passaient outre, malgré les appels à la délation, les enquêteurs privés, les procès et les amendes extrêmement sévères, les firmes ont mis au point des graines stériles après usage. Elles ne servent qu’une fois. Le cycle de la reproduction est définitivement rompu »

Si il ne fallait retenir qu’un seul argument pour refuser les OGM, ce serait celui-là : la prise de contrôle de la production des céréales et donc de notre alimentation par les multinationales de l’agro-alimentaire.  

 

De la stupide logique du marché

« En effet, le marché suppose la non-interactivité des décisions humaines (c’est dire, si l’on y songe, l’incroyable faiblesse du concept) : ce que je consomme n’a rien à voir avec ce que tu consommes, et n’a aucune incidence sur ta consommation. Si j’investis, idem. Si je produis, idem. Le marché ne conçoit pas les phénomènes d’imitation ou de mode. Or, le concept de district, de pôle de compétitivité ou, si l’on préfère, le concept de "Silicon Valley", n’a de sens que par les effets induits des investisseurs : je vais m’installer dans la Silicon Valley parce que je fabrique la même chose que ceux qui y sont déjà, et que j’espère bénéficier de leurs lumières, de leur clientèle, de leurs centres de recherche à proximité. Pourquoi les villes du Moyen Âge regroupaient-elles des rues de filatiers, de teinturiers, de savetiers et autres tourneurs ? Pourquoi, dans une galerie marchande, cinq ou six marchands proposent-ils, côte à côte, le même produit ? Selon la stupide logique du marché et de la concurrence, il aurait fallu que ces braves artisans s’installent le plus loin possible les uns des autres pour attirer la clientèle. Eh bien non : les effets externes positifs (livraison sur un même lieu des matières premières, attraction d’une clientèle spécifique, …) sont plus forts que les effets de la concurrence qui poussent à l’isolement * »
* Outre le fait que la proximité permet de faire des achats groupés, elle facilite aussi les ententes, les pactes et un meilleur contrôle (pour éviter les dumpings, par exemple)

Au delà du rappel de ce qui pourrait apparaitre, ici aussi, comme une évidence, à savoir l’interaction permanente des décisions humaines, en contradiction flagrante avec les théories de base du marché, nous trouvons ici l’explication d’un phénomène qui m’a toujours intrigué dans de nombreux pays : celui de la concentration, dans les mêmes quartiers, d’artisans pratiquant la même profession, du souk de l’or à Dubaï, au marché aux criquets de Shangaï en passant par le bazar de Téhéran et ses tapis.