D’entrée de jeu, Godechot plante le décor. Chiffres à l’appui, il démontre que les rémunérations exceptionnelles des traders ne sont pas seulement une affaire d’incitation optimale à la performance – la partie fixe de ces salaires est trop élevée et la partie variable trop corrélée avec la conjoncture observable – mais que l’on se trouve face à ce que les économistes appellent des « rentes ». Il rappelle – utile par les temps qui courent – que "la théorie des incitations prédit dans ce genre de situation des schémas (…) avec plus de malus et moins de bonus". La question initiale devient alors non plus « pourquoi » mais « comment »  font les traders pour être autant payés ?

Godechot nous explique que dans le secteur d’activité de la finance, l’organisation du travail est caractérisée par "l’attribution d’un droit sur les actifs, voire d’un droit de propriété". Faire appel à des supposées compétences – qu’il faudrait d’ailleurs définir – pour justifier les salaires des traders est par conséquent loin d’être suffisant. De même que s’intéresser aux efforts fournis, puisque "Dans le monde financier, le travail n’est pas une valeur dominante. (…) c’est une logique de résultat qui prime, résultat vu d’avantage comme le fruit de portefeuilles et de la volonté que comme le fruit du travail". On constate  ainsi que le partage de la valeur créée, celle qui reste une fois déduite la rémunération normale du capital et la rémunération du travail, est en fait une conséquence des droits acquis sur les actifs gérés qui eux-mêmes proviennent du partage initial de l’activité. La division du travail joue donc un rôle fondamental puisqu’elle est "un processus de gestion de la concurrence interpersonnelle et qu’elle contient en elle des formes prédéterminées de partage de la valeur ".
L’entreprise n’a qu’un rôle secondaire d’apporteur de capitaux et c’est la volonté du trader de réussir ses opérations qui légitime son droit sur le profit obtenu à partir des actifs dont il a la « propriété ». Le paradoxe est que cette légitimation par la volonté ne joue que dans les cas de gains, pas dans les situations de pertes : "Je suis responsable du gain parce que je l’ai voulu/je ne suis pas responsable de la perte parce que je ne l’ai pas voulue "

L’auteur nous invite à découvrir de l’intérieur les luttes de pouvoir au sein des salles de marché et la situation exceptionnelle de leurs chefs qui permet de comprendre leurs rémunérations exceptionnelles. Il nous montre comment la détention d’actifs (les clients, les titres, …), de par certaines de leurs caractéristiques comme leur redéployablité et leur rareté, est susceptible de conférer un pouvoir de contraintes sur les autres, pouvoir que même l’organisation hiérarchique de la banque ne permet pas de vraiment contrebalancer. On en arrive ainsi à des situations où des vendeurs par exemple vont s’attacher solidement des clients en travaillant en fonction de leurs intérêts au risque de s’affranchir parfois des intérêts de leur employeur, les rendant ainsi totalement redéployables par rapport à l’entreprise qui les leur alloue. Malgré les stratégies parfois mises en place par les autres catégories de salariés comme ceux du département recherche qui essayent de garder un minimum de contrôle sur leur production, les vendeurs et les traders profitent de l’asymétrie dans la dotation d’actifspour capturer potentiellement la rente collective par simple menace de cessation de la collaboration (hold-up). On peut alors conclure, comme le fait l’auteur que  "Monopoliser des actifs et pouvoir les redéployer facilement mettent le détenteur dans une position privilégiée par rapport aux pairs avec lesquels il coproduit ". Pour se protéger des phénomènes de hold-up s’appuyant  sur le chantage à la démission, on l’a dit,  la hiérarchie n’est pas d’une grande utilité. Les différents types de protection envisagés comme le dépôt d’une caution à l’embauche (contrepartie à l’effort de formation interne du débutant), la vente des postes en concession  ou les clauses de non-concurrence dans le contrat de travail n’ont qu’une porté très limitée, sans parler des difficultés pratiques de mise en œuvre.

Cette réflexion amène naturellement à s’intéresser au marché du travail des opérateurs financiers qui est double : c’est à la fois un marché des personnes et un marché de ce qui est emporté par les personnes où les OPA se font en débauchant les équipes des concurrents. Ce marché du travail qui permet le transfert d’actifs est malthusien  notamment à cause du sous investissement des entreprises qui rechignent à former ceux qui ne manqueront pas de perpétrer un "hold-up" dès que l’occasion se présentera. Mais le sous-emploi de ce secteur est aussi du à des réflexes liés à la crainte du partage, au processus de recrutement par cooptation ou à la difficulté – sinon l’impossibilité – de se reconvertir d’un métier de la finance à un autre. Afin de ne pas avoir à partager le gâteau avec trop de monde, le marché du travail financier entretient sa propre rareté. C’est sûrement ce qui fait dire à Philippe Herlin qu’ "Il faut repenser la finance en partant à la base pour éviter que la compréhension des marchés financiers ne soit l'apanage de quelques-uns mais devienne un savoir mieux partagé." En supposant que cela soit une partie de la solution, c’est indéniablement  plus facile à dire qu’à faire !

Godechot signale avec raison que l’on trouve aussi dans d’autres secteurs des salariés, en particulier des chefs de centre de profit, qui s’approprient des morceaux d’activité productive et réclament alors les bénéfices symboliques et matériels des droits de propriété qu’ils s’arrogent  mais "Si, dans l’industrie, les salariés ne peuvent partir avec l’usine, dans l’industrie de la finance, les salariés peuvent partir avec la caisse, non pas avec toute la caisse, mais avec tout ce qui dans la caisse donne à la caisse une valeur".  On peut alors rajouter que ce qui différencie aussi la finance des autres secteurs c’est le montant de la caisse !

En conclusion, citons une dernière fois l’auteur afin de répondre à la question initiale sur le pourquoi des salaires mirobolants des traders : "Les revenus salariaux exceptionnels constatés chez quelques working rich ne sont pas le résultat d’une compétence innée, dont l’Etat volerait via l’impôt la plus grande part aux détenteurs légitimes. Ils sont au contraire le résultat d’une capture de la valeur créée, d’une rente produite par une vie économique génératrice d’inégalités et d’exploitation. La correction par l’impôt de ces phénomènes, lesquels peuvent être alors qualifiés d’injustes, gagne en légitimité. " Et un article récent de Nicolas Cori vient confirmer magistralement cette analyse. La preuve éclatante que l’inégalité et l’injustice règnent en maître est apportée par l’incompréhensible exigence de confidentialité qui va jusqu’à prétendre que l’on ne peut publier les bonus des traders sous peine de porter atteinte à leur vie privée. Mais alors, dites-moi, comment il fonctionne le marché libre et parfait où toute l’information est disponible immédiatement et en permanence pour tous et où chacun est rémunéré en fonction de son mérite ? Si ils sont justifiés ces bonus, pourquoi ne sont-ils pas rendu publics ? Poser la question, on l’aura compris maintenant, c’est y répondre !