Traders: le hold-up permanent
Par RST le vendredi, 25 septembre 2009, 17:48 - Notes de lecture - Lien permanent
Si l’on a
beaucoup parlé des traders ces derniers mois et de leurs bonus démesurés, il ne
me semble pas que la question de savoir pourquoi ils sont autant payés
ait réellement été abordée, tant cela apparaît comme une chose allant de soi. Selon
un certain
D’entrée de jeu, Godechot plante le décor. Chiffres à l’appui, il démontre que les rémunérations exceptionnelles des traders ne sont pas seulement une affaire d’incitation optimale à la performance – la partie fixe de ces salaires est trop élevée et la partie variable trop corrélée avec la conjoncture observable – mais que l’on se trouve face à ce que les économistes appellent des « rentes ». Il rappelle – utile par les temps qui courent – que "la théorie des incitations prédit dans ce genre de situation des schémas (…) avec plus de malus et moins de bonus". La question initiale devient alors non plus « pourquoi » mais « comment » font les traders pour être autant payés ?
Godechot nous explique
que dans le secteur d’activité de la finance, l’organisation du travail est
caractérisée par "l’attribution d’un
droit sur les actifs, voire d’un droit de propriété". Faire appel à
des supposées compétences – qu’il faudrait d’ailleurs définir – pour justifier
les salaires des traders est par conséquent loin d’être suffisant. De même que s’intéresser
aux efforts fournis, puisque "Dans
le monde financier, le travail n’est pas une valeur dominante. (…) c’est une
logique de résultat qui prime, résultat vu d’avantage comme le fruit de
portefeuilles et de la volonté que comme le fruit du travail". On
constate ainsi que le partage de la
valeur créée, celle qui reste une fois déduite la rémunération normale du
capital et la rémunération du travail, est en fait une conséquence des droits
acquis sur les actifs gérés qui eux-mêmes proviennent du partage initial de
l’activité. La division du travail joue donc un rôle fondamental puisqu’elle
est "un processus de gestion de la
concurrence interpersonnelle et qu’elle contient en elle des formes
prédéterminées de partage de la valeur ".
L’entreprise n’a
qu’un rôle secondaire d’apporteur de capitaux et c’est la volonté du trader de
réussir ses opérations qui légitime son droit sur le profit obtenu à partir des
actifs dont il a la « propriété ». Le paradoxe est que cette
légitimation par la volonté ne joue que dans les cas de gains, pas dans les
situations de pertes : "Je suis
responsable du gain parce que je l’ai voulu/je ne suis pas responsable de la
perte parce que je ne l’ai pas voulue "
L’auteur nous
invite à découvrir de l’intérieur les luttes de pouvoir au sein des salles de
marché et la situation exceptionnelle de leurs chefs qui permet de comprendre
leurs rémunérations exceptionnelles. Il nous montre comment la détention
d’actifs (les clients, les titres, …), de par certaines de leurs caractéristiques
comme leur redéployablité et leur rareté, est susceptible de conférer un
pouvoir de contraintes sur les autres, pouvoir que même l’organisation
hiérarchique de la banque ne permet pas de vraiment contrebalancer. On en
arrive ainsi à des situations où des vendeurs par exemple vont s’attacher
solidement des clients en travaillant en fonction de leurs intérêts au risque
de s’affranchir parfois des intérêts de leur employeur, les rendant ainsi
totalement redéployables par rapport à l’entreprise qui les leur alloue. Malgré
les stratégies parfois mises en place par les autres catégories de salariés
comme ceux du département recherche qui essayent de garder un minimum de
contrôle sur leur production, les vendeurs et les traders profitent de l’asymétrie
dans la dotation d’actifspour capturer
potentiellement la rente collective par simple menace de cessation de la
collaboration (hold-up). On peut alors conclure, comme le fait l’auteur que "Monopoliser des actifs et pouvoir les
redéployer facilement mettent le détenteur dans une position privilégiée par
rapport aux pairs avec lesquels il coproduit ". Pour se protéger
des phénomènes de hold-up s’appuyant sur
le chantage à la démission, on l’a dit, la hiérarchie n’est pas d’une grande utilité.
Les différents types de protection envisagés comme le dépôt d’une caution à
l’embauche (contrepartie à l’effort de formation interne du débutant), la vente
des postes en concession ou les clauses
de non-concurrence dans le contrat de travail n’ont qu’une porté très limitée,
sans parler des difficultés pratiques de mise en œuvre.
Cette réflexion
amène naturellement à s’intéresser au marché du travail des opérateurs
financiers qui est double : c’est à la fois un marché des personnes et un
marché de ce qui est emporté par les personnes où les OPA se font en débauchant
les équipes des concurrents. Ce marché du travail qui permet le transfert
d’actifs est malthusien notamment à
cause du sous investissement des entreprises qui rechignent à former ceux qui
ne manqueront pas de perpétrer un "hold-up" dès que l’occasion se
présentera. Mais le sous-emploi de ce secteur est aussi du à des réflexes liés
à la crainte du partage, au processus de recrutement par cooptation ou à la
difficulté – sinon l’impossibilité – de se reconvertir d’un métier de la
finance à un autre. Afin de ne pas avoir à partager le gâteau avec trop de
monde, le marché du travail financier entretient sa propre rareté. C’est sûrement
ce qui fait dire à
Godechot signale
avec raison que l’on trouve aussi dans d’autres secteurs des salariés, en
particulier des chefs de centre de profit, qui s’approprient des morceaux
d’activité productive et réclament alors les bénéfices symboliques et matériels
des droits de propriété qu’ils s’arrogent mais "Si, dans l’industrie, les salariés ne peuvent partir avec l’usine, dans
l’industrie de la finance, les salariés peuvent partir avec la caisse, non pas
avec toute la caisse, mais avec tout ce qui dans la caisse donne à la caisse
une valeur". On peut alors rajouter
que ce qui différencie aussi la finance des autres secteurs c’est le montant de
la caisse !
En conclusion, citons une dernière fois l’auteur afin de répondre à la question initiale sur le pourquoi des salaires mirobolants des traders : "Les revenus salariaux exceptionnels constatés chez quelques working rich ne sont pas le résultat d’une compétence innée, dont l’Etat volerait via l’impôt la plus grande part aux détenteurs légitimes. Ils sont au contraire le résultat d’une capture de la valeur créée, d’une rente produite par une vie économique génératrice d’inégalités et d’exploitation. La correction par l’impôt de ces phénomènes, lesquels peuvent être alors qualifiés d’injustes, gagne en légitimité. " Et un article récent de Nicolas Cori vient confirmer magistralement cette analyse. La preuve éclatante que l’inégalité et l’injustice règnent en maître est apportée par l’incompréhensible exigence de confidentialité qui va jusqu’à prétendre que l’on ne peut publier les bonus des traders sous peine de porter atteinte à leur vie privée. Mais alors, dites-moi, comment il fonctionne le marché libre et parfait où toute l’information est disponible immédiatement et en permanence pour tous et où chacun est rémunéré en fonction de son mérite ? Si ils sont justifiés ces bonus, pourquoi ne sont-ils pas rendu publics ? Poser la question, on l’aura compris maintenant, c’est y répondre !