David Graeber montre, à travers une analyse que l’on pourrait qualifier d’anthropologique, que l’homo oeconomicus n’a jamais existé malgré tous les efforts des économistes contemporains pour nous persuader du contraire. L’homme depuis qu’il est homme, a toujours eu un rôle social avant d’avoir un rôle économique. Mais son évolution l’a amené à réduire toutes les relations humaines initialement basées sur certaines conceptions de la morale et de la justice, à des transactions financières. En étudiant le rôle de la dette – et donc de la monnaie –, dans les relations humaines et la manière dont nous avons ramené toute obligation morale à une dette, à travers les âges et les civilisations, Graeber étudie « l’aptitude de la monnaie, à faire de la morale une question d’arithmétique impersonnelle – et, ce faisant, à justifier des choses qui sans cela paraîtraient odieuses ou monstrueuses ». Comme par exemple l’esclavage qui « a partout joué un rôle crucial dans l’essor des marchés », sorte de fil rouge que l’on retrouve tout au long du livre jusqu’à cette ultime considération: « Une curieuse affinité existe, et a toujours existé, entre travail salarié et esclavage »

Parmi les mythes qui ne résistent pas au décryptage de Graeber, se trouve celui du troc dont, selon l’idée communément admise, la pratique aurait précédé l’invention de la monnaie. Or il n’existe aucune preuve que la moindre société humaine ait jamais fonctionné sur un tel principe. C’est en essayant de mettre au point une science économique sur le modèle de la science de Newton qu’Adam Smith a introduit le mythe du troc, jamais remis en question par la suite. Cela explique pourquoi la plupart des économistes ne se sont jamais intéressés à la monnaie, dont l’origine est à chercher dans les monnaies primitives qui servaient « essentiellement à reconfigurer les relations entre les gens ».

Mais encore plus surprenant peut-être, nous découvrons que la monnaie virtuelle est aussi vieille que l’humanité et qu’elle est même apparue avant les premières pièces de monnaie. Constatons au passage l’influence importante des penseurs français (comme Aglietta et Orléan ou Rospabé pour les plus contemporains) dans la réflexion de Graeber sur ce sujet, réflexion qui l’amène à considérer que, « Si l’histoire dit vrai, une ère de monnaie virtuelle devrait nous éloigner de la guerre, de l’impérialisme, de l’esclavage et du péonage (salarié ou non), et nous conduire vers la création d’institutions " englobantes", d’envergure mondiale, pour protéger les débiteurs. »

Graeber s’attaque aussi à l’histoire relativement récente des économies de marchés qui « ne ressemble en rien à la façon dont on nous a appris à la penser ». Et ça décoiffe puisque d’après l’auteur, c’est l’islam qui «a fait du marché un phénomène mondial » et « que la quasi-totalité des éléments de l’appareil financier que nous associons au capitalisme – les banques centrales, les marchés obligataires, la vente à découvert, les maisons de courtage, les bulles spéculatives, la titrisation, les rentes – sont apparus non seulement avant la science économique (…), mais aussi avant la naissance des usines, et du travail salarié lui-même »

On l’aura compris, ce livre nous parle de nous à travers les âges, des rapports humains et de leur violence, de la manière dont nous échangeons, du rôle de la dette et de la monnaie et de la dimension religieuse associée à tout cela. Les lignes qui précèdent n’ont pas vocation à résumer le propos – c’est tout bonnement impossible – mais à vous donner de bonnes raison de vous plonger dans ce qui constitue selon moi, un ouvrage absolument sans équivalent et indispensable. Je laisse le dernier mot à l’auteur : « Tout système qui réduit le monde à des chiffres ne peut être maintenu que par les armes, qu’il s’agisse d’épées et de gourdins ou de "bombes intelligentes" portées par des drones sans pilote »