Une étoile montante de l’économie, récipiendaire de la très prestigieuse médaille John Bates Clark fut alors invitée pour l’expliquer. Sa réponse, en substance (l’émission, qui date du 25 mars 2012, n’est malheureusement plus disponible à l’écoute sur internet), était que cela serait inutile puisque créer de la monnaie n’est pas créer de la richesse : si vous avez deux euros pour acheter deux pommes, alors chaque pomme se vendra un euro ; et si vous avez maintenant quatre euros, vous aurez simplement augmenté le prix des pommes, pas leur nombre. L’auditeur peut alors s’endormir tranquillement, s’amusant de la naïveté de la question et se félicitant de la clarté de l’explication fournie par l’experte.

Mais certains se demanderont peut-être si cette dernière a véritablement répondu à la question posée. Car la petite fille, malgré son jeune âge, était certainement à même de comprendre toute seule qui si l’on empile des pièces de monnaie en face de deux pommes, cela ne fera toujours que deux pommes et un peu plus de métal. La question consistait plutôt à savoir pourquoi cet argent supplémentaire ne pourrait pas entrainer la production d’une troisième pomme.

C’est que la jeune auditrice vit depuis qu’elle est née dans un monde d’abondance, les vitrines des magasins regorgent de produits bon marchés et malgré le nombre de personnes qui en ressortent chaque jour les bras couverts d’articles, ceux-ci demeurent invariablement combles. Alors elle se dit que si plus de gens avec plus d’argent venaient y faire leurs courses, cela permettrait tout simplement à davantage de personnes de profiter de toutes ces choses qui semblent être produites si facilement.

Oui mais notre économiste surdiplômée pense complètement différemment, elle vit depuis sa première année universitaire dans un monde de rareté. Ce qui limite la production dans nos économies n’y est pas notre consommation mais tout simplement notre capacité à produire. Et il faut même chaque année que des gens renoncent à consommer une partie de leurs revenus pour soulager les entreprises de la fabrication de biens de consommation et leur permettre de consacrer une partie de leur main-d’œuvre et de leurs capitaux à la production de machines qui augmenteront leurs capacités à produire demain. Alors dans ce monde, en effet, à quoi bon frapper davantage de pièces de monnaie et imprimer plus de billets.

Toutefois, si elle avait eu le temps un jour de lire Keynes – certainement l’économiste le plus célèbre du XXe siècle – notre économiste se serait peut-être aperçue qu’il défendait une idée pas si différente de celle de la jeune fille puisqu’il proposait, pour relancer l’économie et réduire la pauvreté, d’imprimer des billets de banques, de les enfouir sous terre et ensuite de vendre les terrains concernés à des entreprises pour qu’elles aillent les déterrer. Et si elle avait fait un pas de côté pour sortir du rayon fétiche de sa bibliothèque universitaire, elle serait peut-être tombée sur l’un de ses nombreux livres d’économie expliquant que le principal problème auquel font face nos sociétés n’est pas tant de gérer la rareté de nos productions que leur abondance. Et si la curiosité l’avait alors poussée à approfondir ces lectures, elle se serait peut-être aperçue que depuis plus de 80 ans des centaines d’économistes, plusieurs « Prix Nobel d’économie » (Friedman, Sitglitz, Krugman) et des directeurs de banques centrales (comme Bernanke) se sont prononcés en faveur d’un tel financement monétaire au profit des Etats.

Elle aurait alors certainement nuancé sa réponse et aurait pu expliquer, avant de donner son propre avis sur la question, que cette dernière était loin d’être idiote puisqu’aujourd’hui un certain nombre d’économistes, ayant occupé des postes ou reçus des titres parmi les plus prestigieux, se la posent et pensent que cela pourrait effectivement soulager nos économies.

Tout récemment, c’est l’ancien président de l’autorité britannique de régulation des services financiers – une personne qu’on ne peut soupçonner d’hostilité à l‘égard ni des marchés, ni du capitalisme, ni des banquiers – qui suggère explicitement dans son dernier ouvrage de recourir au financement monétaire des Etats pour relancer nos économies. Après avoir étudié les origines de la crise actuelle, les raisons pour lesquelles si peu de spécialistes – lui compris – ne l’ont vu venir et les réformes à mettre en œuvre pour en prévenir de futures, l’auteur détaille, avec intelligence, précision et clarté, les motifs pour lesquels un tel financement lui parait aujourd’hui absolument nécessaire pour épargner à nos économies une stagnation séculaire et des successions de bulles déstabilisatrices sur les marchés immobiliers et financiers.

Nous vous proposons ici la traduction de l’avant-dernier chapitre de cet ouvrage, dans lequel l’auteur défend avec force cette idée. Que sa lecture puisse vous convaincre que cette question mérite urgemment d’être posée. Et si, pendant ces fêtes de fin d’année, tandis que vous refaites le monde en famille, un de vos enfants, petits-enfants, neveux ou nièces vous demande pourquoi on ne pourrait pas créer de l’argent pour réduire le chômage et la pauvreté, dites-vous bien, avant de sourire devant l’innocence de la question, qu’on se la pose très sérieusement dans les plus hautes sphères de la société et que cette idée pourrait bien constituer l’une des clés pour bâtir ce monde de plein-emploi, plus juste et plus sobre, auquel nous aspirons tous.

C’est en tout cas ce qu’Adair Turner aurait répondu.

Par Edouard Cottin-Euziol