« Il faut avoir soit l’idéologie monétariste, soit l’insuffisance conceptuelle, chevillées au corps pour soutenir qu’une banque centrale puisse faire faillite, et même doive être recapitalisée, thèse parfaitement inepte qui témoigne d’une incompréhension profonde de ce qu’est vraiment cette institution, absolument dérogatoire du droit économique commun. »  

« Contrairement à ce que croient les illuminés du monétarisme, la création monétaire, même très importante, n’est nullement vouée à dégénérer par essence en inflation » 

« C’est dans le monde des rêves social-démocrates qu’on se plait à imaginer des gentils puissants, qui d’eux-mêmes trouveraient les voies de la décence et de l’autolimitation. »

« Le mobile des solidarités internationalistes existe surtout dans les têtes des élites intellectuelles internationalistes. »

 

Etienne a écrit :

(…) il convient de bien mesurer l’utilité et l’apport des papiers publiés sur ce blog. Le grand mérite des positions de Lordon, depuis "Fonds de pensions...", en passant par le SLAM, la "fermeture des bourses"...est d’offrir une réflexion sur d’autres "possibles".
Ce qui doit retenir avant tout l’attention est que l’apparente "radicalité" de ces positions ne fait que s’opposer à la radicalité bien réelle du camp d’en face - à savoir les politiques ordo-libérales servant objectivement la rente, position qui apparait clairement dans le paragraphe intitulé "Le parti des créanciers ou celui des débiteurs" - camp qui lui dispose du pouvoir effectif. Les scénarii proposés par F. Lordon sont seulement "irréalistes" dans le sens où les conditions socio-politiques de leur expression concrète sont manifestement loin d’être remplies.
Elles sont pour autant d’une très grande utilité dans la mesure où elles sont raisonnables, en ce sens où elles le sont bien plus que les politiques effectivement imposées depuis une dizaine d’années dans l’UE et plus généralement dans un monde sous le joug de la puissance financière non limitée. F. Lordon a martelé à longueur de papiers l’intuition spinoziste de l’absence de "puissance intrinsèque d’une idée vraie". Il est donc parfaitement conscient des limites des exercices auxquels ils se livre, et pourtant il ne fait pas autre chose que de délivrer le message fondamental que l’économie est avant tout "politique", et qu’en cela il est absolument légitime d’opposer d’autres formes de rationalité à celles qui sont imposées par la doxa.

Ce travail me semble très cohérent et logique, et bien loin d’un délire intellectuel, puisque les questions de souveraineté monétaire sont très concrètes et à portée de compréhension. L’ingénierie du défaut généralisé qu’il développe, pour "irréaliste" qu’elle soit, n’en est pas moins parfaitement accessible à l’entendement. L’histoire nous a montré que la manipulation d’idées – au sens d’une pensée libre et réflexive développant des visions alternatives de l’ordre social - à gauche, depuis le socialisme utopique à la française en passant par le marxisme et le léninisme pouvait être porteuse d’effets politiques concrets - quoiqu’on pense des applications effectives de tels projets. On a bien affaire en ce sens à une pensée "révolutionnaire", certes dépossédée temporairement des moyens politiques de sa réalisation.

Je ne sais pas si je suis le seul à avoir fait le rapprochement sémantique, mais la multiplication des expressions comme "la question politique princeps « faire quoi ? »" ou "A la question « quoi faire ? »" révèlent une parenté troublante avec le "Que faire ?" de Lénine qui me paraît évidente, même si se pourrait bien que cela soit un impensé de la part de F. Lordon.

On pourra toujours rétorquer que ces textes s’inscrivent dans des époques et des contextes très différents, et que Lénine s’inscrivait dans une stratégie de conquête du pouvoir. Mais, pour qui sait lire entre les lignes, en posant les questions "que faire" et surtout "avec qui", F. Lordon n’est pas si éloigné que cela des attaques vives portées par Lénine contre les "opportunistes" et les faux alliés de la Révolution.

Car il n’aura échappé à personne que F. Lordon s’en prend clairement aux positions des « faux alliés » autoproclamés sous le vocable d’"altermondialistes" défendues en particulier par l’association ATTAC depuis un certain temps : après avoir dénoncé les positions antiprotectionnistes et naïvement internationalistes de cette institution, au nom de la défense des intérêts des travailleurs chinois ou des PED, il s’en prend à nouveau aux positions d’une "gauche de droite", qui semble ajourner en permanence la question de la transformation sociale.

Ce passage est particulièrement éclairant :

« Il y a aussi que la politique se fait avec les ressources qu’elle a sous la main. La ressource première du soulèvement transformateur, c’est la colère. Qui est en colère ? Qui descend dans la rue ? Qui exprime à une échelle significative le refus de l’ordre néolibéral ? Pas les Allemands. Pas encore objectera la thèse d’Attac. Sans doute, mais l’objection va finir par ressembler étrangement aux éternelles promesses de la gauche de droite : « il faut voter (respectivement attendre) pour faire progresser l’Europe malgré tout et avoir l’Europe sociale plus tard (respectivement pour faire mûrir la prise de conscience allemande… et avoir l’Europe sociale plus tard), appels à la patience qui, si politiquement opposés soient-ils, ne sont simplement plus tenables. »

Personnellement, je ne vois absolument aucune différence avec ce qu’on peut lire sur la fiche wiki à propos de "Que faire" de Lénine :

"Lénine rappelle une des bases de la stratégie révolutionnaire marxiste : l’étude théorique. Il expose ensuite ses divergences avec les économistes (représentés par les journaux Rabotchaïa Mysl et Rabotchéïé Diélo), un courant politique qui réduit l’action politique prolétarienne à la seule lutte économique, c’est-à-dire les revendications concernant les salaires et les conditions de travail. La révolution est repoussée à très long terme. Pour Lénine, au contraire, il faut lutter de manière organisée pour le renversement de la bourgeoisie."

Je n’ai rien de personnel contre ATTAC, ni ne cherche en rien à "léniniser" les propos de F. Lordon à ses dépens, mais le caractère "révolutionnaire" de ses écrits depuis plusieurs années ne souffre à mon avis d’aucune contestation.

Le paradoxe de ces idées "révolutionnaires" est qu’elles rendent compte à la fois d’un monde apparemment inaccessible compte tenu des conditions socio-politiques et institutionnelles immédiates, et à la fois extrêmement proche et tangible dans des conditions troublées que vivent concrètement les populations des pays d’Europe du Sud les plus touchées par les attaques néolibérales. C’est toute la question du "réalisme" politique qui est posée ici, argument éternellement posé comme justification des freins irrémédiables s’opposant à toute transformation sociale : ce qui paraît "irréaliste" aujourd’hui peut facilement basculer dans la catégorie de ce qui est "nécessaire", au sens logique et historique.