Dans la première partie de l’ouvrage, André Orléan nous explique les principes de l’évaluation boursière. Il nous montre comment se forme la valeur spéculative qui est différente de la valeur fondamentale basée sur les données macroéconomiques disponibles C’est, nous dit-il, l’opinion collective de la communauté financière qui est instituée comme évaluation de référence. On comprend ainsi aisément le caractère virtuel de la finance, sa déconnexion d’avec la sphère productive. Le marché peut alors être défini comme "une organisation qui a pour tâche de faire émerger une évaluation de référence à partir d’un ensemble d’opinions individuelles" et le spéculateur comme  "un investisseur financier qui, ayant compris que les prix sont gouvernés par l’opinion du marché, cherche à faire des profits en anticipant les mouvements de cette opinion."

André Orléan s’attache ensuite à comprendre les mécanismes à l’œuvre dans la formation de cette opinion. Le rôle de la convention apparaît alors comme un concept central.  En prenant appui sur la théorie des jeux, il distingue trois types de rationalité : la rationalité fondamentaliste qui "se donne pour but l’élucidation de vérités objectives", la réalité stratégique qui consiste à  "modéliser les croyances et les comportements des autres de façon à anticiper leurs réactions pour en tirer soi-même profit" et enfin la rationalité autoréférentielle que Keynes fut l’un des premiers à analyser. Elle pourrait être considérée comme un cas très particulier de la précédente avec cette caractéristique étrange que "toutes les convictions personnelles y ont été bannies, chacun n’ayant plus pour seul objectif que de deviner ce que pensent les autres"  Toute la théorie de la spéculation développée par André Orléan s’appuie sur cette rationalité autoréférentielle dont le principe est que l’on réagit en fonction de ce qu’on l’on croit être la réaction des autres qui agissent tous de même : "l’autoréférentialité des interactions fait émerger une opinion commune par le seul jeu de l’autoréalisation des croyances, non pas parce qu’elle est intrinsèquement vraie, mais parce que tout le monde croit qu’elle est vraie". Ce comportement est à distinguer de ce qu’on pourrait appeler le « panurgisme » qui pousse les moutons à suivre mécaniquement ceux qui les précèdent, et qui est, lui, parfaitement irrationnel.

Sur cette base, l’auteur nous montre comment "la convention est le mode d’organisation de la communauté financière" et pose comme hypothèse que le processus de crise est une résurgence de la rationalité stratégique qui vient mettre en cause les conventions précédemment adoptées. La dynamique des marchés peut alors se décomposer en trois phases : la stabilité conventionnelle, le questionnement stratégique, la crise autoréférentielle.

Ce cadre théorique ayant été posé et validé grâce à des exemples concrets, André Orléan propose alors une analyse de la logique financière en insistant sur le rôle de la liquidité qui apparaît comme "une force capable de transformer en profondeur le  lien social." Au travers du concept d’individualisme patrimonial, il nous montre quels sont les réels enjeux des mutations en cours :

"(…) la liquidité financière met en scène de nouveaux symboles de valeur dont la circulation fonde un nouvel espace social. Elle nous confronte à une logique toute différente de celle des monnaies bancaires en ce qu’elle se veut radicalement  autonome de la puissance publique. Ce n’est plus l’Etat qui est le garant de la valeur, mais le marché en tant qu’expression de la communauté financière. C’est ici le germe d’une souveraineté nouvelle, en gestation, s’émancipant progressivement de la tutelle de l’Etat national et ayant vocation à le remplacer. C’est, en effet, un nouveau pacte social que propose la finance. Il a pour fondement l’affirmation des droits individuels, mais dans une conception toute financière de ces droits, identifiés à des titres. On assiste en conséquence à  un dépérissement des formes traditionnelles de la solidarité citoyenne au profit d’une dépendance aux autres, toujours plus abstraite et anonyme, sous l’égide des marchés. L’individu s’y  définit comme un propriétaire de droits-titres dont il lui faut défendre la valeur"  

J’aurai l’occasion de revenir à plusieurs reprises sur ce livre qui est un ouvrage fondamental pour comprendre les luttes de pouvoir en cours qui façonnent "la grande transformation que vivent nos sociétés contemporaines" et pour éventuellement se donner les moyens de s’y opposer si cette transformation ne nous convenait pas, ce qui est mon cas. Mais est-il encore temps ? Une grosse décennie s’est écoulée depuis qu’André Orléan a décrypté cette situation "hybride où la primauté de la souveraineté étatique est remise en question par le travail de sape de la finance". Cette dernière n’a-t-elle pas dores et déjà définitivement gagné cette bataille ? Comment s’inscrit la crise actuelle dans ce cadre ? Serait-ce la bataille ultime qui va décider définitivement du vainqueur ?