Nous passerons rapidement sur les détails de la résistance menée par Frenay qui, comme l’écrit Belot « est représentatif d’une résistance qui ne regarde pas d’emblée Pétain comme un traître et l’armistice comme une capitulation. C’est là toute la différence avec la France libre », pour nous intéresser aux événements qui, dès cette époque, ont amené  le patron de Combat à penser l’après guerre et la construction européenne. Ecoutons de nouveau Belot : « C’est dans Londres en guerre qu’il prend soudainement conscience que d’autres imaginent l’avenir de leur pays, mais aussi rêvent d’une autre Europe, d’une Europe unie qui pourrait naître d’une paix juste et généreuse, à l’opposée de celle de 1919. C’est donc ici que Frenay commence à comprendre qu’il y a un au-delà à la France, à sa passion de la France. »
Et cet "au-delà", il n’imagine pas qu’il se fasse sans lui, qui se voit comme une sorte de « De Gaulle de la résistance intérieure » ni sans les résistants, seuls légitimes selon lui pour incarner le renouveau, contrairement aux vieux partis qu’il souhaite exclure du processus. Tout cela allait à l’encontre de la thèse de Moulin pour qui le seul chef de parti légitime était De Gaulle, qui considérait la Résistance comme une entité militaire aux ordres de ce dernier et qui voulait réintégrer les partis dans le jeu politique. Profondément Gaulliste, Frenay n’a jamais voulu renoncer à son indépendance. Il ne fut pas le petit officier limité et caractériel caricaturé par certains mais il défendait vigoureusement la thèse selon laquelle, « la Résistance, née sans De Gaulle, librement rattachée à lui, le soutenait comme des citoyens soutiennent leur gouvernement choisi, et non comme des soldats obéissent au commandant de leur unité » Pour Frenay les résistants sont des révolutionnaires porteurs d’un projet politique. Dans ces conditions, le conflit était inévitable. Il eut lieu, nous n’y reviendrons pas, avec des conséquences tragiques, notamment pour Jean Moulin.

Pour Frenay la Résistance, au-delà de l’objectif immédiat de libérer la France, s’accompagne d’une vision politique. Elle est basée sur la fin du modèle de l’Etat-nation et l’invention d’une solidarité européenne. Cela se traduira par un combat politique de plusieurs années en faveur d’une Europe fédérale, combat qui semble-t-il a été oublié par les historiens. Le mérite de Robert Belot est donc grand de revenir en détails  sur «l’histoire d’un engagement oublié ».  

Si l’origine du sentiment européen de Frenay remonte à son séjour à Londres en 1942, il peut paraître surprenant chez un militaire de carrière, de surcroît résistant, pour qui nation et souveraineté ne sont pas de vains mots. Parmi les éléments qui peuvent expliquer le parcours de Frenay  citons sa rencontre avec Berty Albrecht « qui l’ouvre sur des horizons politico-intellectuels très éloignés de son milieu familial et professionnel » et son passage au Centre d’études germaniques de l’université de Strasbourg qui lui donne une vision géopolitique différente de celle en vigueur habituellement. Homme d’idéal, Frenay décide de placer son combat hors du jeu politico-institutionnel existant. Il veut court-circuiter les partis et les Etats et faire directement appel aux peuples en défendant la mise en place d’une Constitution fédérale. Il rejette les pragmatiques qui se contentent de l’Europe des « petits pas » et veut remettre en cause les instituions étatiques. Mais sa marge de manœuvre est étroite et il aura du mal à naviguer entre son anticommunisme viscéral – qui tourne à l’obsession et le fera tristement accuser Jean Moulin de cryptocommuniste – et un atlantisme lié aux circonstances internationales qui brouillent son message d’Europe-Troisième Force. Et surtout, il se bercera de l’illusion qu’il existe une opinion européenne, que l’Europe est de nature à enthousiasmer les foules. Ce n’est toujours pas le cas 60 ans plus tard !

L’Europe fédérale rêvée – fantasmée ? – par Frenay, on le sait, n’est pas advenue. Mais le combat qu’il a mené est respectable. Comme l’écrit Belot, « Le fédéralisme est une posture révolutionnaire qui va contre les tabous, les conformismes et les compromis ». La révolution – en supposant qu’elle soit souhaitable – n’étant pas pour demain, la seule Europe qui s’offre raisonnablement à nous est l’Europe des nations, celle que voulait De Gaulle. Ce n’est pas celle que nos  gouvernants  construisent actuellement qui n’est que l’Europe des marchands.