Lorsque l’on aborde la monnaie, on est irrémédiablement amené à faire intervenir classiquement  la confiance, l’une n’allant pas sans l’autre, selon les propres mots des auteurs qui en distinguent trois formes : méthodique, hiérarchique et éthique. Cela ne surprendra pas ceux qui s’intéressent un tant soit peu au sujet. Ce qui peut-être  considéré comme moins évident en revanche, est ce qu’Aglietta et Orléan appellent « l’analyse mimétique de la monnaie » qui « apporte à la théorie de la confiance le fondement microéconomique dont elle manque cruellement » et dont nous reparlerons plus loin.

Tout cela s’inscrit dans un cadre général qui refuse de considérer que les relations dites "économiques" seraient des relations sociales à part, « indépendantes des pulsions violentes de l’inconscient », et qui montre qu’en définitive, l’homo oeconomicus ne devrait pas être l’hypothèse de travail de la théorie classique, mais la conclusion à laquelle pourrait aboutir une civilisation « où les liens sociaux seraient déjà solidement tissés ». Il faudrait, pour cela, créer les institutions capables de gérer la violence du désir humain et notamment le fait que le rapport social que l’on qualifie de marchand est d’une extrême brutalité, « exclusivement tendu vers la séparation d’avec autrui », la monnaie étant ce par quoi l’individu marchand se libère de ses dettes et, de fait de ses relations avec autrui. A partir de là, il convient de mieux cerner les principes qui régissent cette société de "marchands", ces individus dorénavant « privés de la protection des solidarités traditionnelles, soumis aux diktats de la rareté (…) » et qui « cherchent désespérément à stabiliser les bases de leur existence, c’est-à-dire à conjurer provisoirement la menace de l’exclusion ». On en arrive à ce que les auteurs appellent le fil directeur de leur livre, qui s’articule autour du mimétisme – que l’on qualifie parfois aussi d’autoréférentialité, sujet d’un autre ouvrage fondamental d’André Orléan – et  qui les amène à affirmer que « ce qui fait qu’un objet est monnaie, c’est son acceptation par tous comme forme reconnue de la richesse (…) est monnaie, ce que tout le monde considère être une monnaie (…) la monnaie ne procède ni du contrat, ni de l’Etat mais de la polarisation mimétique spontanée des individus marchands en quête de protection (…) La richesse est, par définition, ce qui est désiré par les autres de telle sorte que le rechercher, c’est rechercher la reconnaissance des autres »     

Le cadre théorique étant posé on peut s’atteler à l’analyse de principes parfois oubliés – et remis récemment au goût du jour par Greaber dans Dette 5000 ans d’histoire – comme par exemple, le fait que la monnaie a existé sans circuler pendant des millénaires, qu’elle précède donc le développement de l’économie marchande et que sa dimension la plus fondamentale est d’être l’unité des mesures des valeurs. C’est l’opérateur de la valeur économique – et non pas un objet particulier dont l’échange conférerait une valeur – qui requiert une régulation sociale.

On passe alors en revue les différents systèmes monétaires et leurs crises, au centre desquelles se trouve la « préférence pour la liquidité » – sujet fondamental et pourtant énigmatique, abordé aussi dans un autre texte d’Orléan – sans laquelle il n’y a pas d’économie marchande mais qui paradoxalement, constitue potentiellement un obstacle au plein emploi.       

Le livre se termine sur une analyse plus classique mais non moins intéressante – à la lumière des concepts précédemment mis en place – des différents systèmes bancaires possibles, centralisés ou fractionnés, du rôle de la finance et de celui de prêteur en dernier ressort de la Banque Centrale et du développement des monnaies électroniques. L’euro n’est pas passé sous silence, qui en prend pour son grade : « Monnaie sans passé, issue d’un traité intergouvernemental, non de l’acte fondateur d’une souveraineté politique (…), elle est proposée à des marchands et à des consommateurs sans avoir été validée par des citoyens ».   On est alors ramené au point de départ : la confiance. Et celle-ci ne se décrète pas. Elle s’acquiert et se maintient, non pas par autoritarisme, mais en utilisant stratégiquement la politique monétaire pour « faire bouger les tensions qui traversent la société pour les maintenir en deçà des limites critiques où la confiance se perd ». Vaste programme qui demande des qualités dont est dépourvue l’immense majorité de ceux qui nous dirigent et qui, en réalité, ne comprennent pas grand-chose à la monnaie. Ils nous rendraient un grand service en lisant ce livre !