A cette question, quelqu’un comme Emmanuel Todd  a apporté un élément  de réponse dans son livre  « Après la démocratie »  en faisant appel à la religion et à la psychiatrie: « Tant d’aveuglement, d’indifférence au sort des masses, tant d’incapacité à réfléchir sur des faits évidents, implique en effet que l’on introduise dans la réflexion des notions d’ordre religieux ou psychiatrique. Faut-il expliquer cette obstination à ne pas vouloir le bien par le péché originel, qui contraindrait l’homme au mal ? Ou devons-nous plutôt diagnostiquer l’apparition d’une pathologie psychique nouvelle, d’un mécanisme de déréalisation associé chez certains, à l’excès d’argent, dans un contexte de narcissisation généralisée des personnalités et des comportements ? » C’est ainsi qu’il a donné naissance au concept de "classe dérivante" qui, si il n’a pas connu un énorme succès, me parait pourtant très pertinent : « Notre classe supérieure n’est, à vrai dire, peut-être même plus une classe, mais un ensemble atomisé d’individus trop payés, dérivant dans un monde sans structures métaphysique ou idéologique. Peut-être le terme approprié, pour désigner ce groupe égaré dans une histoire qu’il n’a plus la prétention de faire, devrait-il être celui de "classe dérivante" »

Rejetons tout de suite l’hypothèse du mal. Certes, il n’est pas discutable que des individus foncièrement mauvais puissent accéder aux plus hautes responsabilités avec pour unique ambition, la leur, et pour seuls moyens de la satisfaire, les plus cruels. L’Histoire regorge hélas d’exemples. Nous supposerons ici que ceux qui nous dirigent ne sont pas des tyrans en puissance et qu’ils ont eu, au moins à un moment donné de leur existence, un certain sens de l’intérêt général et des principes moraux qui les empêchent de considérer que tous les moyens sont bons pour arriver à ses fins. On exclura néanmoins de cette catégorie les cas particuliers des arrivistes professionnels qui, sans être capables de s’affranchir de toute règle et donc de tuer père et mère, n’hésiteront pas cependant à les vendre si  leur intérêt peut y trouver son compte. Je pense naturellement à quelqu’un comme Eric Besson.  

Intéressons-nous donc à des individus, certes ambitieux et attirés par le pouvoir, mais ayant eu à un moment donné, on le supposera, la volonté d’agir pour le bien commun. Il est tentant de faire appel à la psychologie pour mettre à jour les phénomènes puissants qui sous-tendent leurs actions. Ainsi dans un article publié sur le blog Echopolitique, découvre-t-on  qu’un homme comme Alain Juppé conscient des limites de la construction européenne, en soutient néanmoins le principe, victime qu’il est du « processus de validation collective de l’aberration ». Comme l’explique l’article,  « dans ce processus, le silence sur les désaccords et la persévérance dans l’erreur sont deux mécanismes qui se renforcent : on persiste parce qu’il devient de plus en plus difficile de dire qu’il ne faut pas persister, tant pour ne pas affaiblir le groupe auquel on appartient que pour ne pas s’en exclure.  D’autant que dans ce genre de décision politique, ce qui est recherché n’est pas la bonne solution, mais l’adhésion. Or ces décisions sont potentiellement absurdes parce qu’on peut tout faire au nom de la mobilisation. Et dans cette perspective, mieux vaut une décision absurde qui suscite l’adhésion collective plutôt qu’une bonne solution sans soutien ! ». Un autre exemple du « processus de validation collective de l’aberration » est donné par la prestation – affligeante de bêtise – de F.Hollande qui explique dans cette vidéo qu’en effet ce ne serait pas mal que la banque de France puisse prêter directement à l’Etat mais, puisque les traités (qu’il a votés) l’interdisent, il faut que l’Europe emprunte sur les marchés.

Le même genre de processus a été clairement mis en évidence dans le « Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens » (1) de Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, sous la dénomination d’ « escalade d’engagement ». Les auteurs nous montrent comment, après avoir pris une décision – quelle soit justifiée ou qu'elle ne le soit pas – les gens ont tendance à la maintenir, quand bien même elle n’aurait pas les effets attendus. « Nous sommes la en présence d'un processus relativement spécifique qui consiste a s'engager plus avant dans un cours d'action qui s'est révélé jusqu'alors infructueux. On a coutume, à la suite de Staw, d'appeler escalade d'engagement (escalation of commitment ) cette tendance que manifestent les gens a « s'accrocher » a une décision initiale même lorsqu'elle est clairement  remise en question par les faits. » Ce qui est tout à fait intéressant et convaincant dans cet ouvrage, c’est qu’il appuie ses théories sur des expériences réalisées à partir de situations que nous pouvons rencontrer dans la vie de tous les jours, les rendant ainsi tout à fait crédibles. A la question comment expliquer ce phénomène, les auteurs s’en tiennent à l’interprétation théorique la plus fréquemment avancée qui repose sur la notion d'autojustification (Aronson, 1972). Les persévérations, même les plus dysfonctionnelles, s'expliqueraient par le souci ou le besoin qu'aurait l'individu d'affirmer le caractère rationnel de sa première décision. Ainsi, continuer à investir sur une filiale qui s'avère être un canard boiteux aurait pour fonction d'attester du bien-fondé de la première décision financière. Tout se passe comme si le sujet préférait« s'enfoncer» plutôt que de reconnaitre une erreur initiale d'analyse, de jugement ou d'appréciation. »

On peut ne pas être convaincu par ce qui précède. Mais force est de constater qu’à moins de considérer de manière peu crédible, que tous nos dirigeants sont, soit habités par le mal soit incompétents – soit les deux – la thèse proposée est la seule qui permettent de comprendre pourquoi ils agissent souvent de manière tout à fait irrationnelle à nos yeux.

 

(1) Je remercie « tcx32fr » qui dans un commentaire m’avait signalé ce livre qui s’est révélé tout à fait passionnant.