Après cette courte introduction, je vous propose ci-après le texte dans son intégralité. Il décrit les grandes lignes du programme à mettre en œuvre pour faire en sorte, selon Pierre-Noël Giraud, que la globalisation – qui est "d’abord et avant tout une double mise en compétition systématique et globale : des entreprises par les institutions financières, et des territoires par les grands nomades que sont devenues les firmes globales" – profite aussi au "milliard d’en bas".


Contribution de Pierre-Noël Giraud, professeur d’économie à Mines Paris Tech et Paris Dauphine

Globalisation : un bilan contrasté

La globalisation, dans ses dimensions commerciales, financières, et informationnelles présente un bilan très contrasté. Elle a favorisé des émergences et aggravé des fragmentations. Elle a sans conteste puissamment accéléré l’émergence de la Chine, de l’Inde, et de quelques autres pays. En même temps, les inégalités sociales se sont accrues dans la plupart des pays riches et émergents, tandis que, en particulier en Afrique subsaharienne, de nombreux pays stagnent dans la plus grande pauvreté, malgré une amélioration récente et fragile. Encore largement tirée par les exportations primaires, la croissance africaine menace en effet d’aggraver la « malédiction des matières premières » qui y ravage déjà nombre de pays. Nous sommes bien toujours dans un système à trois mondes : riches, émergents, pauvres, mais un système différent de celui de la guerre froide : Est, Ouest, Sud, en particulier parce qu’il est économiquement beaucoup plus intégré.

Un spectre hante les négociations : le protectionnisme

Réglementer les globalisations, coordonner les politiques économiques et produire plus de biens publics mondiaux (climat et biodiversité) sont désormais à l’ordre du jour de l’ensemble des institutions chargées de concevoir et de mettre en œuvre une nouvelle « gouvernance mondiale ». Un spectre hante les négociations, celui du protectionnisme, qu’il soit monétaire ou commercial. De même qu’il y a quinze ans la plupart des économistes entonnaient en cœur : « la mondialisation n’est pas coupable ! (de l’accroissement des inégalités dans les pays riches) », ils considèrent aujourd’hui le protectionnisme comme un mal absolu : il ne peut qu’engendrer des cercles vicieux « non coopératifs » qui replongeront le monde dans une profonde récession, comme dans les années 1930. Il est pourtant indispensable, si l’on veut sérieusement lutter contre une surenchère populiste et xénophobe qui se développe partout, de lever le tabou qui interdit le débat sur cette question.

En vérité c’est assez simple : il suffit d’opérer un renversement radical. Il suffit d’envisager, dans le monde en effet économiquement très intégré qui est le nôtre, certaines formes de protectionnisme dans un cadre pleinement coopératif et non plus conflictuel, comme l’un des aspects d’une négociation globale visant à parvenir à une situation « meilleure pour tous » et non plus comme une arme défensive utilisée de manière unilatérale !

Prendre le parti du « milliard d’en bas »

Tout processus économique, et par conséquent toute politique destinée à l’infléchir, favorise certains et défavorise d’autres, au moins en valeur relative. Il faut donc toujours préciser, quand on débat de politique économique, du point de vue de qui on se place, au lieu de prétendre qu’on défend un « intérêt général » fort difficile à définir, surtout au plan mondial. Je me rangerai délibérément, dans la discussion qui suit, du côté de ceux que Paul Collier a appelé : « le milliard d’en bas ». En grande majorité, il est constitué des plus pauvres dans les pays pauvres, ceux qui ne parviennent pas encore à l’émergence et se trouvent surtout en Afrique. Il compte également encore un bon nombre des plus pauvres dans les pays émergents, particulièrement en Asie du Sud. Enfin, une forte et croissante minorité de ce milliard d’en bas est constituée des victimes de la globalisation dans les pays riches, pauvres « relatifs », certes. Mais au-delà de la survie biologique, la pauvreté est essentiellement relative. Fait nouveau, ce milliard d’hommes n’est en vérité pas tant surexploité par des capitalismes avides que tout simplement inutile à leur dynamique. Ils sont devenus des « hommes inutiles » pour des capitalismes de moins en moins inclusifs, surtout dans les pays riches, alors qu’ils étaient parvenus à le devenir durant le « court XXe siècle », entre les années 1920 et les années 1970.

Que faire pour « le milliard d’en bas » en Afrique ?

Comment peuvent-ils s’extraire des trappes de pauvreté dans lesquelles ils sont enfermés ? La réponse est claire : seule l’industrialisation de leurs pays les en sortira, avec l’augmentation des rendements agricoles. Puisque, sans industries dans les villes il n’y a pas d’incitation à moderniser les campagnes, le moteur ne peut être que l’industrialisation. Comme ce fut le cas dans les pays aujourd’hui émergents, cette industrialisation commencera dans les grandes villes côtières, par les industries de main-d’œuvre peu qualifiée : le textile, l’habillement, les jouets, le montage, etc. Ce sont donc les entreprises chinoises, indiennes, brésiliennes, sud-africaines, qui doivent industrialiser l’Afrique. Les pays émergents doivent maintenant faire à l’égard des pays pauvres et de l’Afrique ce que les pays occidentaux riches ont fait à leur égard. Ouvrir leurs frontières et délocaliser une partie de leur industrie dans les pays pauvres pour y produire et exporter.

Cela passe d’abord par des ajustements monétaires et le recentrage de leurs économies sur leur marché intérieur, recentrage qui de plus ne peut qu’être favorable à leurs propres pauvres. Presque tout le monde aujourd’hui, y compris les gouvernements des pays émergents, admet cette nécessité. Mais on diffère encore beaucoup sur le rythme souhaitable et sur la méthode. Si cela ne suffisait pas, je suis favorable dans les pays riches à un « protectionnisme différencié » en faveur de l’Afrique : freiner les importations venant des actuels pays émergents et rester totalement ouverts aux pays les plus pauvres, pour inciter les entreprises des premiers à industrialiser les seconds.

Comment ré-inclure les « hommes inutiles » des pays riches ?

L’effet de la globalisation sur les pays riches peut s’analyser fort simplement en distinguant deux catégories dans la population active. Les « compétitifs », qui produisent des biens et services internationalement échangeables sur les marchés globaux, et les « protégés » de la concurrence internationale directe, car ils produisent des biens et services non exportables (par exemple : le bâtiment, le commerce de détail, les services à la personne). Rien de péjoratif dans ce dernier terme. Les « protégés » ne sont en rien protégés d’une forte compétition entre eux. De plus, ils subissent indirectement, on va le voir, les effets de la globalisation sur « leurs » compétitifs, ceux qui sont présents sur le même territoire qu’eux. La globalisation, c’est d’abord et avant tout une double mise en compétition systématique et globale : des entreprises par les institutions financières, et des territoires par les grands nomades que sont devenues les firmes globales, pour la localisation de toutes les fonctions des firmes, y compris désormais les activités de haute technologie et la recherche. Si, dans un pays riche, le nombre des compétitifs diminue, ceux qui ont perdu leur emploi dans ces secteurs se déversent dans le secteur protégé, alors même que la demande qui s’adresse à lui diminue en raison de la diminution du nombre des compétitifs. Plus nombreux à satisfaire une demande réduite, soit les protégés voient s’accroître les écarts de revenus moyens entre eux et des compétitifs moins nombreux et pour certains de plus en plus riches, soit des protégés en nombre croissant restent inactifs et deviennent « inutiles ».

Naturellement, les services statistiques ne tiennent pas, pour l’instant, ce genre de comptes. Les catégories de la comptabilité nationale sont toujours en retard sur la réalité des processus économiques. D’après des calculs préliminaires que j’ai tentés avec Franck Lirzin, le résultat pour la France est le suivant : le nombre de compétitifs est passé en France, entre 1999 et 2006, de 26 % à 23 % de la population active. Il a donc diminué.

Que faire ? Premièrement : augmenter le nombre des compétitifs. Tout le monde pense bien sûr à la recherche et à la formation. C’est devenu après Lisbonne le « mantra » européen. C’est une course de vitesse avec les émergents dans laquelle il faut bien évidemment persister sans relâche. Mais ne nous faisons pas trop d’illusions : la capacité technologique des pays émergents est désormais presque au niveau de celle des pays riches, tandis qu’une énorme masse rurale continue d’y tirer vers le bas les salaires moyens des compétitifs. Plus que jamais les émergents sont des « pays à bas salaires et à capacité technologique » (PBSCT), comme je les avais qualifiés dès 1996.À côté de la haute technologie, nous pourrions aussi chercher à bien mieux valoriser notre territoire physique et ses grandes richesses culturelles. C’est une voie tout aussi prometteuse et probablement quantitativement plus importante. Elle est aujourd’hui trop négligée.

Deuxièmement : réduire le prix et améliorer la qualité de biens et services protégés, pour que leur demande dans le territoire augmente. De ce point de vue, un taux de TVA nul sur les biens et services qui ne font pas l’objet d’une compétition mondiale et plus élevé sur les biens internationalement échangeables est une bonne idée. Encore faut-il une véritable concurrence dans les secteurs protégés, pour que cela se traduise par une baisse des prix et une augmentation de la consommation. Accroître la compétition et l’innovation dans le secteur des biens et services protégés est certainement un levier important de croissance mais aussi de réduction des inégalités. Il est également trop négligé en France aujourd’hui.

Il est cependant fort probable que ces mesures internes ne suffiront pas à donner du travail à tous. Il faut donc en priorité aussi corriger les déséquilibres monétaires et macroéconomiques internationaux, comme on l’a vu ci-dessus.

Et si cela non plus ne suffisait pas ? Le gouvernement chinois est en effet ouvertement néomercantiliste. Il veut l’autosuffisance alimentaire (au moins en céréales) et il veut des champions industriels nationaux dans les domaines suivants : aéronautique et espace, défense, énergie y compris pétrole, nucléaire, et énergies renouvelables, matières premières de la mine à

la métallurgie et à la chimie de base, automobile, pharmacie. Dans tous ces domaines, considérés par lui comme « stratégiques », et dans bien d’autres, il favorise ouvertement ses champions sur son marché intérieur, il soutient désormais activement leur globalisation. Or, au rythme où vont les choses, dans deux ou trois décennies, d’une part les niveaux de salaires chinois dans ces industries auront à ce point augmenté que le territoire de la Chine ne bénéficiera plus d’un net avantage de coût et, d’autre part, les firmes d’origine chinoise auront passé des alliances voire se seront intégrées et auront pris la direction de firmes enfin vraiment « globales » : elles aussi mettront en compétition tous les territoires pour la localisation de leurs activités. Si, d’ici là, elles ont disparu de nos territoires, nous aurons le plus grand mal à les y attirer de nouveau, car nous aurons perdu le « capital humain et social » indispensable à ces activités.

Frédéric List, quelques années seulement après la brillante profession de foi libre-échangiste de Ricardo, a défendu la légitimité de la protection des industries naissantes. Une politique qu’ont appliqué sans états d’âme l’Allemagne et les États Unis au XIXe siècle, et au XXe le Japon, les dragons du Sud-est asiatique et enfin la Chine. Exactement pour les mêmes raisons, à savoir des rendements d’échelle croissants et des processus d’apprentissage, il pourrait s’avérer légitime, face au néomercantilisme des grands émergents et de « l’atelier du monde » en particulier, de mettre en place un « protectionnisme stratégique de transition ». Pour combien de temps ? Le temps que, ayant fini d’absorber leur énorme masse rurale pauvre grâce à une croissance plus autocentrée dont ils ont désormais pleinement les moyens technologiques, ils ne soient plus que des concurrents ordinaires de nos territoires dans les industries que nous aurions eu bien tort entretemps d’abandonner presque complètement.

À la recherche de nouveaux équilibres

Cependant, l’argument ici vraiment décisif est que ce genre de politique pourrait, de plus, s’avérer in fine mutuellement bénéfique aux deux parties. Mais il faut être plus rigoureux et préciser : bénéfique à qui ? Pas à tous évidemment, mais très probablement aux classes moyennes et aux plus pauvres dans les deux zones. Les classes moyennes sont aujourd’hui laminées par la globalisation dans les pays riches. Dans les pays émergents où les inégalités se creusent de manière inquiétante, les classes moyennes pourraient croître beaucoup plus vite qu’elles ne le font actuellement. Le « protectionnisme stratégique de transition » pourrait y contribuer.

Il y a donc matière à inclure ce type de mesures protectionnistes, différenciées en faveur des pays les plus pauvres et « stratégiques », dans les négociations qui s’engagent sur la maîtrise des globalisations. Il faut bien évidemment d’abord stabiliser les grandes monnaies autour de cibles consensuelles et réduire les déséquilibres macro-économiques par le recentrage de la croissance des grands pays émergents, une fois qu’ils ont atteints un niveau technologique tel qu’ils deviennent eux-mêmes producteurs d’innovations, ce qui est d’ores et déjà le cas de la Chine et de l’Inde. Mais dans cette négociation, il ne faut pas s’interdire : 1) de manier un certain protectionnisme, défini ci-dessus, comme une menace crédible si nos partenaires principaux persistaient dans le néomercantilisme, et surtout 2) de le proposer comme une option en fin de compte favorable à une bonne partie des peuples concernés, y compris ceux qui sont aujourd’hui les plus pauvres ! Il s’agit, en effet, en la matière, de trouver le bon dosage entre compétition et coopération, comme toujours en politique économique ainsi que dans la gestion stratégique des firmes globales.

Pour que cette option soit crédible et qu’il devienne acceptable de l’examiner dans une négociation globale, il nous faut tout d’abord : 1) afficher nos priorités politiques, c’est-à-dire qui dans nos propres territoires nous voulons favoriser, et bien comprendre celles de nos partenaires ; 2) bien évaluer les avantages et les inconvénients et surtout « pour qui ? » des différentes options, tant dans nos territoires que chez les émergents et les pauvres.

Opposer à la montée générale et inquiétante du populisme et de la xénophobie une négociation et des compromis globaux et imaginatifs ne s’interdisant pas des options protectionnistes « différenciées » et « stratégiques », telle est la voie dans laquelle il faut s’engager.

Note complémentaire sur les « protectionnismes conditionnels »

Rendre le libre-échange conditionnel à un certain niveau de respect de normes de protection des biens publics mondiaux que sont le climat et la biodiversité, est en théorie parfaitement justifié. Mais là encore, ce à quoi il faut parvenir est un accord global. Être les seuls en Europe à protéger le climat tout en se défendant de l’importation des biens « polluants » du reste du monde serait un résultat désastreux. Un tel protectionnisme n’est donc envisageable que comme un argument de négociation et de manière tout à fait temporaire. Pour bien marquer ce caractère, il pourrait être utile de reprendre une idée de Maurice Lauré que j’avais popularisée dans L’Inégalité du monde. Nous nous protégeons, mais nous reversons le produit de cette protection, par exemple à des fonds destinés à financer l’amélioration de la protection de la nature dans les pays concernés.

Quant au libre-échange conditionnel au respect des normes sociales minimales, telles que celles proposées par le BIT, on comprend qu’on puisse y être très favorable pour des raisons éthiques. Mais il serait à mon avis sans grande conséquence pour le milliard d’en bas. Ces normes seront nécessairement faibles pour être acceptées par les pays les plus pauvres dont le niveau de vie se compare aux nôtres à une époque où ces normes n’y existaient pas. Un tel protectionnisme n’aurait donc aucun effet sur la désindustrialisation qui dans les pays riches continue et fabrique des hommes inutiles « parmi les protégés » : elle ne concerne plus que des industries d’ingénieurs, de techniciens, d’ouvriers qualifiés et d’innovateurs, qui ne sont plus en concurrence avec des sweet shops employant des enfants en Asie du Sud et ailleurs.