A Cuba, dans les années 1990, la crise économique et monétaire provoquée par la chute du camp soviétique n’a pas empêché que soit maintenu vaille que vaille, malgré l’environnement hostile, le caractère « socialiste » de l’économie. Un processus de dollarisation s’y est néanmoins développé, la détention et l’usage de dollars – obtenus au départ principalement soit par le tourisme soit par les  remseas (envois de devises par les Cubains résidant à l’étranger) – par la population étant légalisé. Ainsi, l’emblème de la puissance extérieure des Etats-Unis qu’est le dollar s’est mis à circuler légalement et librement dans une société simultanément traversée par un discours nationaliste dénonçant l’impérialisme américain. On peut alors s’interroger, à l’instar des auteurs, Jaime Marques-Pereira et Bruno Théret, sur la menace que représente le dollar pour la légitimité du régime et se demander si il ne constitue pas le vecteur "subreptice d’une annexion en douceur de l’île par la superpuissance américaine"

Sans rentrer dans les détails techniques, notons simplement que la procédure choisie pour sortir de la crise a consisté à dollariser une partie de l’économie en l’assujettissant à une contrainte de financement de sa partie non dollarisée qui était elle, maintenue conforme au modèle social révolutionnaire de répartition égalitaire de la richesse. La dollarisation s’est traduite en fait par le développement d’un système monétaire ternaire dans lequel  le dollar, le peso et le peso convertible sont simultanément utilisés mais dans des secteurs différenciés de l’économie. Selon les auteurs, la plupart des observateurs s’accordent pour considérer que la dollarisation a permis un redressement économique qui peut être considéré comme assez spectaculaire. Il est néanmoins important de noter que ce système est dépendant de flux monétaires externes comme les remseas mentionnés précédemment et surtout, qu’il est transitoire.

Et en effet, la viabilité à long terme d’un tel système économique et monétaire se pose. La question de savoir alors vers quel modèle s’orienter a été portée au débat et, bien que défendant généralement le modèle social en place, les économistes cubains se sont prononcés en faveur de l’économie de marché.  Il s’agit là, comme le font remarquer les auteurs, d’un complet retournement de la hiérarchie des valeurs propres à la société cubaine puisque dorénavant l’économique devrait dicter ses lois au politique et non l’inverse. On comprend que le pouvoir politique ne soit pas enthousiasmé par ces perspectives, partagé qu’il est entre le désir de restaurer une monnaie nationale forte et les attraits de la dollarisation.

Dans ces conditions, la question que posent alors les auteurs est de savoir pourquoi les économistes cubains ont semblé se désintéresser de l’étude des conditions d’efficience du principe de centralisation-redistribution,  "ce principe fondateur du socialisme cubain qui, via le politique, opère comme une contrainte d’ordre éthique sur le développement économique de l’île" Et la réponse proposée est intéressante car elle nous ramène aux problématiques rencontrées par l’Europe : " En exaltant les vertus du marché, les économistes cubains opèrent en quelque sorte comme les élites politiques européennes qui, face à l’impasse dans laquelle la voie directement politique de la construction d’une Europe unie s’est rapidement retrouvée, ont mobilisé l’économie de marché pour contourner l’obstacle". Ainsi, faute de pouvoir réclamer ouvertement plus de participation démocratique les Cubains ont-ils choisit un  "détour économique" pour parvenir à leurs fins. Souhaitons leur plus de succès dans cette voie que n’en a rencontré l’Europe à ce jour.

Malgré tout ce que peut avoir de séduisant les explications avancées ci-dessus, on ne peut, me semble-t-il, négliger le fait que si les économistes cubains militent pour l’économie de marché c’est peut-être aussi parce que c’est celle qui fonctionne le moins mal à ce jour. On peut simplement espérer que le fait que la majeure partie de la population cubaine continue d’adhérer aux valeurs socialistes, permette d’imaginer le système qui, tout en en suivant les grands principes, remédiera aux défauts de l’économie de marché. Et cela ne devrait pas être une tâche impossible pour les Cubains qui ont réussi à " «laver » le dollar de son caractère impérial d’origine" et à en "« blanchir » la puissance corruptrice menaçante pour les valeurs socialistes". Ils l’ont "accommodé à la sauce cubaine et intégré à un système institutionnel et organisationnel qui tend à le maintenir à distance du cœur de la société et de ses valeurs de base"    

Pour combien de temps encore ?