"Capitalisme, désir et servitude" : pourquoi le dernier ouvrage de Lordon manque sa cible
Par RST le jeudi, 21 juillet 2011, 21:15 - Notes de lecture - Lien permanent
J’en ai marre de toujours
m’extasier et de ne jamais trouver à dire du mal de ce que dit, pense ou écrit
Frédéric Lordon. Alors, pour une fois, je me lâche et je dénonce! Son dernier
opus, "Capitalisme, désir et servitude", destiné à un public
d’universitaires comme le revendique l’auteur, a loupé sa cible. Ou tout au
moins, il y a des bavures, des dommages collatéraux. En effet, je ne suis pas
un universitaire, je fais partie de ce que Lordon a appelé dans un de ses
textes, la horde des mal élevés et je n’étais donc pas originellement supposé
m’intéresser à la dernière production de notre économiste préféré, s’exprimant
ici en
philosophe chercheur en sciences sociales, persuadé de ne pas
être compris du populo.
Et bien c’est raté !
J’ai compris.
Enfin je crois.
Ce qui est sûr, c’est que ce qu’écrit Lordon a fait écho, passé le barrage des
latinismes et des locutions sophistiquées, à mon expérience personnelle, basée
sur plus de vingt ans d’aliénation salariale.
Je me suis rendu compte qu’il y avait une façon
particulière de lire Lordon. Tout est dans le rythme ! Il ne faut pas
trop ralentir sur les mots compliqués au risque de tomber et de perdre le fil
mais il faut poursuivre allégrement jusqu’au bout de la phrase dont le sens
général finit par apparaître, malgré les embûches.
Il est totalement illusoire de prétendre dégager en
quelques mots, l’essence de la théorie développée par Lordon. Il n’en reste pas
moins que, une fois le livre refermé, comme pour tout livre qui vous a captivé,
il vous reste une idée, une vague image mentale de ce qu’il contenait et à
laquelle vous vous référez en attendant, éventuellement, de le relire. Et bien
moi, ce que j’ai retenu, bien aidé je dois l’admettre par la remarquable émission
d’@si présentée par Judith Bernard, exceptionnelle dans sa capacité à
traduire la pensée "Lordonienne" pour le profane, c’est que nous
sommes tous habité par le conatus, une sorte d’énergie vitale, une force
désirante générique qui nous fait nous mouvoir et dont la direction est donnée
par des affects, tristes ou joyeux. Ce sont eux qui déterminent pourquoi nous
recherchons ceci plutôt que cela. L’image proposée par Lordon pour illustrer ce
conatus qui nous fait nous mouvoir, ce sont les "mioches" qui courent
et qui hurlent. Sans savoir pourquoi, sans but évident, sans direction définie.
C’est le conatus à l’état pur. Et toute la question du livre, c’est comment
fait le capitalisme pour maîtriser ce conatus au travers des affects afin de
lui faire faire ce qu’il veut. On distingue en gros trois régimes successifs
dans l’histoire du capitalisme. L’homme a travaillé parce qu’il avait faim,
c’était un affect triste. Et puis vint le Fordisme qui, grâce à la possibilité
de travailler pour consommer, a utilisé l’affect joyeux créé par l’acte
d’achat. Et nous sommes maintenant dans un régime d’enchantement joyeux, où les
affects intrinsèques joyeux sont mobilisés par le néolibéralisme qui prétend
que nous allons nous réaliser au travail.
Si je devais trouver un point de désaccord avec ce que
nous explique Lordon, je mentionnerai son affirmation selon laquelle il serait
plus efficace de régner à l’amour qu’à la crainte. Cela reste selon moi, à
démontrer. J’ai connu ce que l’on peut appeler le management par la terreur. Au-delà
des dégâts collatéraux qu’il pouvait engendrer, il se révélait redoutablement
efficace.
Je suis loin d’avoir fait le tour de cet ouvrage. Comme le
dit Winston Smith dans "1984" de G.Orwell : "les meilleurs livres sont ceux qui racontent
ce que l’on sait déjà". Pour ma
part, j’ai vraiment eu l’impression de voir ressurgir à la surface, des choses
oubliées qui auraient été enfouies dans les profondeurs de ma conscience et qui
réapparaissent avec la force de l’évidence, malgré quelques difficultés de
compréhension localisées, comme si je les avais toujours sues.