Extrait de « Open Money : bientôt chacun créera sa propre monnaie », Entretien avec Jean-François Noubel sur http://www.nouvellescles.com/

« Finement comprendre la monnaie est une expérience incroyable, quelque chose de l’ordre du film Matrix. On se libère des conditionnements du système, pour le contempler du dehors, dans ses structures fines. La plupart des échanges sont aujourd’hui monétarisés. La monnaie imbibe tout, nos psychés, nos comportements, bien au-delà de ce que nous imaginons. L’ensemble du monde actuel est modelé par la monnaie. Réaliser cela est très secouant. C’est du même ordre que découvrir la rotondité de la terre. On passe par le déni, la colère, le marchandage, etc. (…)

Vous avez déjà joué au Monopoly, n’est-ce pas, avec des joueurs et une banque ? Si la banque ne donne pas d’argent, le jeu s’arrête, même si vous possédez des maisons. On peut entrer en pauvreté, non par manque de richesse, mais par manque d’outil de transaction, de monnaie. Dans le monde d’aujourd’hui, 90% des personnes, des entreprises et même des États sont en manque de moyens d’échange, non qu’ils soient pauvres dans l’absolu (ils ont du temps, des compétences, souvent des matières premières), mais par absence de monnaie. Pourquoi ? Parce que, comme dans le Monopoly, leur seule monnaie dépend d’une source extérieure, qui va en injecter ou pas. Il n’y a pas autonomie monétaire des écosystèmes.

Au Monopoly tout le monde commence à égalité. Puis, peu à peu, des déséquilibres s’introduisent. Si la banque décidait de faire payer la monnaie, avec taux d’intérêt, les déséquilibres s’accroîtraient encore plus vite, parce que, mathématiquement, l’intérêt évolue de façon exponentielle. Aujourd’hui, 95 % de la monnaie mondiale est payante. En moyenne, quand vous achetez un objet, le cumul des intérêts constitue 50% de son prix. Cette architecture fait que la moindre inégalité s’amplifie très vite : plus vous êtes riche, plus vous avez tendance à vous enrichir, plus vous êtes pauvre, plus vous avez tendance à vous appauvrir. Il y a un phénomène d’auto-attraction de la monnaie, quasiment comme la matière dans le cosmos. On parle de « loi de condensation », avec des boucles en feedback positif ou négatif.

Le premier a en avoir parlé, au XIX° siècle, est l’économiste Vilfredo Pareto, qui avait beaucoup voyagé et constaté que, quel que soit le système, 20% de la population humaine possédait en moyenne 80% des richesses. Le « principe Pareto » a montré que notre système monétaire n’était pas viable à long terme - tout le monde est d’accord là-dessus, même les dirigeants de l’US Federal Bank. C’est par nature un système à cycle court, où l’on doit régulièrement remettre les compteurs à zéro, par une crise grave, un crack général, une guerre. Ce système encourage fondamentalement le court terme, la compétition, la propriétarisation d’un maximum de choses, ressources, mais aussi savoir, espèces vivantes, etc. Dans la métaphore du Monopoly, le décalage entre riches et pauvres s’accroît jusqu’à l’absurde, puisque finalement, le riche élimine les pauvres et, se retrouvant seul, ne peut plus jouer. Même s’il dit qu’il a « gagné », c’est un jeu à mort collective. Si vous faisiez jouer à ce jeu les dix sages les plus sages du monde, ils ne pourraient rien y changer, car tout dépend de la règle, c’est-à-dire de l’architecture intrinsèque du système, notamment en ceci : les joueurs dépendent d’une source extérieure qui leur fournit l’outil de leurs propres transactions et, ce faisant, leur dicte sa loi. »