Toujours est-il que, bien que n’ayant pas réellement matière à me plaindre de ma situation qui fait de moi, d’une certaine manière, ce qu’il est convenu d’appeler  un privilégié, en comparaison de millions de salariés moins chanceux, j’ai maintenant un regard tout à fait négatif sur l’entreprise, son fonctionnement, le sens de son action. Il ne s’est rien passé de particulier pour que je parvienne à cet état d’esprit. Je ne crois pas être (trop) victime d’ambition non assumée et/ou de frustration.  C’est un long travail de maturation et d’observation qui m’a fait aboutir à cette défiance vis-à-vis d’un monde que certains ont tendance à montrer en exemple, comme un modèle à suivre pour réguler les relations entre les individus, un monde que l’on essaye même de faire entrer à l’école afin d’imprégner celle-ci de ses "valeurs".

Parlons-en de ces valeurs. L’une d’entre elle est bien connue, c’est presque devenu un cliché, c’est ce qu’on appelle l’excellence professionnelle. Et cela renvoie, bien sûr, aux compétences et à leur gestion. A ma connaissance, personne n’a encore trouvé le moyen d’établir de manière, sinon scientifique, tout au moins raisonnablement objective, comment mesurer les compétences d’un individu donné. Il y a des tas de bouquins, de méthodes, de tests sur le sujet mais en fin de compte, les promotions et les augmentations se font, sauf exception notable, sur un critère unique: la gueule du client ! A tous ceux qui auraient l’intention de me démontrer le contraire je demanderai de m’expliquer pourquoi, si la méthode infaillible existe, ne publie-t-on pas les salaires puisque ceux-ci pourraient être fixés sur le seul critère de la compétence, et donc du mérite, que l’on saurait mesurer objectivement ? Comme le dit F.Lordon : "Nulle part il n’y a de maître-étalon objectif du mérite, qu’il soit moral ou « contributiviste », mais seulement des processus de pouvoir qui règlent des partages inégaux."

Une autre de ces valeurs revendiquées par l’entreprise c’est l’éthique. En son nom, on a atteint le summum du grand n’importe quoi avec, par exemple, dans certaines multinationales, les calendriers offerts par les fournisseurs  qui leurs sont retournés, au prétexte que la charte interne interdit de recevoir des cadeaux ! Et dans le même temps, les enveloppes et autres valises circulent allégrement pour assurer l’obtention de gros contrats sur les marchés internationaux. J’ai des preuves !

Je pourrais continuer longtemps comme ça en passant en revue l’une après l’autre les valeurs (protection de la santé, de la sécurité, satisfaction du client, …) mises en avant par les grands groupes pour tenter de justifier et de donner du sens à leurs actes. Mais tout cela ne trompe personne car enfin, le seul et unique objectif poursuivit par ces entreprises est de "créer de la valeur" pour leurs actionnaires et leurs dirigeants. Et en ce qui me concerne, cela situe très clairement la ligne de démarcation entre deux camps, celui, minoritaire, des dirigeants / possédants  cherchant à conserver le pouvoir et à posséder toujours plus, et celui, majoritaire, des aliénés du travail dont la plupart ne se rendent même pas compte qu’ils sont exploités tellement on leur répète à longueur de journée que nous partageons tous les mêmes valeurs.

Et c’est là que se situe la perversité ultime d’un système qui recrute ses plus ardents défenseurs parmi ceux qu’il exploite le plus. Car que ne lit on pas, par exemple, sur les blogs de certains se réclamant notamment du libéralisme, comme allégories de la relation contractuelle tenant lieu d’évangile, ou autre célébration de l’esprit d’entrepreneur  censé être la quintessence des qualités humaines, sans parler de la véritable vénération vouée à l’image du "manager" incarnant le Messie des temps modernes ? Combien parmi ces thuriféraires de l’esprit d’entreprise travaillent-ils dans des grands groupes et font partie de la classe dirigeante qu’ils servent avec tant de zèle ? Je suis prêt à parier, aussi paradoxal que cela puisse paraître, qu’il n’y en a pas beaucoup ! 

Il est possible que dans les structures plus petites, les PME par exemple, la situation soit différente. Mais quand bien même se serait le cas, cela n’enlèverait rien à ma démonstration car ce sont bien les grands groupes qui gouvernent le monde et pas les PME. Et si l’on veut le changer le monde, il faudra bien commencer par changer le fonctionnement de ces multinationales qui ont réussi à recréer ce que la révolution française avait supprimé : les privilèges exorbitants d’une minorité d’aristocrates convaincus qu’ils doivent leur situation à leur mérite … et à la grâce de Dieu !

Ceux qui s’émeuvent aujourd’hui des séquestrations de dirigeants feraient bien de réaliser que si les salariés s’en tiennent à ce genre d’action, nos démocraties modernes pourront s’estimer heureuses. Car la violence qui leur est faite a beau être institutionnalisée et protégée par la loi, elle n’en est pas moins réelle et peut entraîner des réactions qui seront, sur le moment, sûrement qualifiées d’atteintes à l’Etat de droit, mais qui seront  peut-être reconnues plus tard par l’Histoire comme les actes courageux de ceux qui se sont libérés de l’oppression exercée à leur encontre par le néocapitalisme et ses sbires.