Le premier sujet d’étonnement est de constater que sous la pression des institutions financières américaines et britanniques, les gouvernements européens ont décidé, en janvier 2005, d’imposer de nouvelles normes (IFRS), élaborées par une institution privée,  l’ "International Accounting Standard Board" (IASB, Comité des normes comptables internationales). Une fois de plus, l’Europe s’est visiblement soumise sans protester aux impositions des anglo-saxons et à la dictature des … actionnaires. Comme l’a écrit J.Richard bien avant le début de la crise (1) :

« En fait, la véritable raison du changement de paradigme est une affaire de dividendes. Tout simplement, les actionnaires actuels et leurs dirigeants ne sont pas intéressés par davantage d’information, mais par davantage d’argent à court terme, et c’est au niveau de cette revendication que la comptabilité joue un rôle essentiel. »

En effet, avant qu’elles ne changent, les règles prévoyaient (si j’ai bien compris) en vertu d’un principe de prudence, que ne soient pris en compte que les moins-values potentielles et non les plus-values. Avec les nouvelles normes, les plus-values (ou moins-values) potentielles d’un actif, calculées à partir d’une estimation des gains (ou pertes) à venir sont alors immédiatement prises en compte. Tant que la tendance était à la hausse, ce système permettait de distribuer plus de dividendes qu’avec les anciennes normes. Avec la chute des bourses, il accentue la dégringolade. Une des conséquences de ce changement de réglementation motivé principalement, comme nous l’avons vu, par l’appât du gain, nous est expliquée par M. Michaux (2) :

« Il faut dire que les nouvelles normes comptables (…) obligent les banques et les fonds d'investissement à évaluer leurs actifs, notamment leurs portefeuilles de crédits structurés, au prix du marché, le "mark to market". Or, dans les conditions extrêmes de la crise financière actuelle, avec un marché qui se tarit totalement faute de transactions, ces actifs sont bons pour la casse. »

N’est-il pas paradoxale que le marché, dont les immenses vertus, supposées capables d’assurer le bonheur de l’humanité sous les auspices bienveillants de la main invisible, nous sont constamment rappelées, soit incapable  de tout simplement donner le prix d’un actif ? Et n’est-il pas proprement stupéfiant que, une fois la constatation faite de l’impuissance de ce même marché,  soit proposée comme mesure palliative le "mark to model", c'est-à-dire l’auto-évaluation au moyen d’un modèle mathématique conçu par celui qui détient l’actif, du prix de cet actif ?  F.Lordon(3) ne dit pas autre chose quand il écrit:

« En bonne logique libérale, si le marché est roi, ses verdicts sont sans appel: impossibilité de vendre faute d'acheteur implique prix de marché = 0. Tout rond. Mais pour les banques qui en ont jusqu'au toit, c'est un peu violent. Heureusement, les hérauts du marché ont la doctrine à géométrie variable. Si le "marking-to-market" est impossible – ou plus exactement déclaré impossible parce qu'il est trouvé trop raide -, on procédera autrement. A défaut du marché, on tirera un prix artificiel - car sans correspondance avec une épreuve marchande - des modèles mathématiques de valorisation des actifs. Les prix ne seront plus "marked-to market" mais "marked-to-model". C'est déjà beaucoup plus confortable: au moins les modèles ne diront pas « 0 », si on le leur demande comme il faut »

Autrement dit, tant que le marché me dit : "tu es riche", j’écoute le marché, j’aime le marché, je vénère le marché. Mais dès qu’il me dit : "tu es ruiné, ce que tu possèdes ne vaut plus tripette" j’oublie le marché et je fais ma petite cuisine interne. Trop facile !
Dans le même genre d’idée, on ne peut que rester pantois lorsque l’on réalise que la fameuse titrisation, qui a causé les dégâts que l’on sait, est un procédé qui a été institué le plus légalement du monde dans le but avoué de faire du hors bilan et ainsi échapper aux règles prudentielles et aux obligations de fonds propres mises en place par le comité de Bâle.
Une fois de plus, on constate que lorsque l’on laisse la possibilité d’établir les règles à ceux-là même à qui elles s’appliquent,  on court droit à la catastrophe. A plus forte raison quand, en plus, ces règles sont, soit purement ignorées, soit adaptées pour devenir inutiles. Mais faut-il être vraiment un génie pour se douter de cela ?

Dans le domaine de la comptabilité comme dans tant d’autres domaines, un énorme travail d’information et de contrôle démocratique reste à faire. La crise financière n’est pas tant due aux normes qu’à leur dévoiement et à l’absence d’institutions démocratiques indépendantes chargées d’en vérifier  la pertinence et  la bonne application.

 Sources :

(1) L’Union Européenne mise aux normes américaines (Jacques richard- Le Monde diplomatique.fr- Novembre 2005)
(2) Le doute n’épargne pas les normes comptables (Marc Michaux-L’expansion- Novembre 2008)
(3) Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières (F.Lordon)